Mais, qui se cache derrière ce cliché populaire et cette paresse gazetière ? Qui sont ces nouveaux francs-juges qui font couler en Allemagne un fleuve de sang ? Une série de procès retentissants permet de nommer certains des conjurés.
De 1926 à 1928 se tiennent à Berlin et à Stettin les procès dits de la « Reichswehr noire », ou mieux : « les procès de la Sainte-Vehme ».
Parallèlement à la républicaine Reichswehr, la petite armée de métier venant remplacer l’impériale Deutsches Heer dissoute, une autre, illégale, s’était rassemblée dans l’ombre. Organisation secrète, la Reichswehr noire rassemble les formations paramilitaires d’extrême-droite qui pullulent et conspirent à la chute de la république.
Le 1er octobre 1923, elle tente un putsch militaire qui est écrasé. Tous les putschistes, sauf un, Paul Schulz, sont arrêtés. Devenu officier dans l’armée de Weimar, Schulz est arrêté peu de temps après avoir donné l’ordre d’assassiner un de ses hommes, pour « trahison ». En 1926 son procès est l’occasion de faire toute la lumière sur les centaines d’assassinats politiques qui émaillent encore l’actualité outre-Rhin.
Dans tous les cas, la presse française se désole de la clémence dont semblent bénéficier les conjurés ; pour La Lanterne, la justice entrave la répression qu’attendrait le pouvoir.
De fait, les assassins de la Reichswehr noire bénéficient de larges soutiens. En juin 1928, Le Temps fait connaitre une supplique de l’Union nationale des femmes allemandes au président Hindenbourg, exigeant la mise en liberté immédiate et sans conditions des accusés afin qu’il ne soit pas permis « que fussent accablés […] ceux qui n’avaient rempli que leur strict devoir envers leur patrie ».
La Sainte-Vehme ignore les frontières. De Londres à Copenhague en passant par Zurich, d’anciens opposants disparaissent, évaporés parfois avec leur compagne. On retrouve leurs cadavres sur le bord des routes, ou dans un charnier.
En France aussi. En octobre 1934, Le Petit Journal avertit : « Le spectre de la Sainte-Vehme plane sur l'inquiète existence des réfugiés allemands ». On craint l’action de l'organisation Consul jusqu’à Paris, où les réfugiés allemands reçoivent ici aussi des menaces sinistres, comme le rapporte L’Excelsior qui publie l’un de ces terribles missives :
« Isidore-Leopold Schwarzschild, tu es voué à la Vehme !...
Ton journal devra être ‘synchronisé’ (gleichschalten) avant le 31 décembre au plus tard ; tu dois rallier l'État nouveau et tu as à le servir sans compter. Il t'est permis de faire quelques réserves sur la ‘question juive’.
Si tu ne te soumets pas, ta vie, dès le dernier jour de décembre, appartiendra définitivement à la Vehme et, le 31 janvier 1934, tu ne compteras plus parmi les vivants... »
Einstein fait ainsi partie des « avertis ». Fin 1933, Le Journal assure que la tête du grand physicien a été mise à prix par « le tribunal secret ». Lui en sourit. Sa compagne beaucoup moins ; car cette annonce vient donner prétexte aux journaux de (re)détailler par le menu les souffrances qui attendent les avisés.
Alors, lorsqu’une autre société secrète, bien française celle-là, frappe en plein Paris en 1937, on parle encore de Sainte-Vehme. D’ailleurs, ne la surnomme-t-on pas La Cagoule ?