Histoire du plus court gouvernement de la République
10 juin 1924 : nommé président du Conseil la veille, Frédéric François-Marsal forme son gouvernement. Le lendemain, il est renversé par la Chambre des députés.
En juin 1914, l’éphémère cabinet Ribot avait déjà été balayé par les parlementaires au bout de quatre jours. Mais lui, contrairement au ministère François-Marsal, n’avait pas entraîné dans sa chute celle du président de la République. Retour sur une crise institutionnelle qui enflamma la presse…
Le chef de l’Etat désavoué par les urnes
Tout commence avec la victoire du Cartel des gauches aux élections législatives de mai 1924. Contrairement aux usages en cours depuis Jules Grévy (1877), le président de la République, Alexandre Millerand, successeur de Deschanel en 1920, prend clairement position pour les forces de droite, conduites par le président du Conseil, Raymond Poincaré, durant la campagne des législatives.
Ainsi, le 27 mars 1924, Le Matin, proche du Président, rapporte un de ses propos, non démentis par l’Elysée : en cas d’échec de Poincaré, « le chef de l’Etat ne saurait appeler au pouvoir qu’un cabinet résolu à continuer la politique suivie jusque-là ». Et d’ajouter cette imprudente remarque :
« Au cas où le pays se montrerait hostile à la continuation de cette politique, le Président en tirerait immédiatement les conséquences qu’il jugerait opportunes. »
Qu’est-ce à dire ? Veut-il passer en force ? Dissoudre la Chambre, prérogative présidentielle abandonnée depuis Mac Mahon ? Ou pire, déclencher un coup d’Etat ? Sa déclaration menaçante a le don d’affermir l’hostilité de la gauche à l’égard de Millerand qui ne lui pardonne pas d’avoir, lui l’ancien radical, l’ancien socialiste, déserté son camp pour rejoindre celui de la droite. « Présidents, allez-vous-en ! », clame Le Quotidien à l’adresse de Poincaré mais aussi de Millerand, le 12 mai 1924.
Le Président apparaît comme le grand battu des législatives, mais il n’a pas l’intention de partir : il a été élu pour sept ans et compte bien aller au terme de son mandat. Comme les hommes du Cartel ne veulent pas gouverner avec lui, c’est le blocage.
Le 5 juin, Millerand convoque Edouard Herriot et lui propose de diriger le nouveau gouvernement. Comme prévu, le chef de la nouvelle majorité décline poliment l’offre. Pour la presse de gauche, il n’y a qu’une solution pour sortir de la crise : la démission du chef de l’Etat. Dans L’Œuvre du 6 juin, Gustave Téry explique :
« Herriot et Millerand ne peuvent mêler leurs sabots et leurs idées ; il faut que l’un cède la place, et le pays a marqué précisément où vont ses préférences. M. Millerand n’a plus qu’à s’incliner. »
Déjà, L’Ère nouvelle, « organe de l’entente des gauches », le surnomme « le Président provisoire ». Le Midi socialiste titre : « Il ne veut point partir ? Il faut le chasser ».
Le climat politique est électrique. Les journaux cartellistes vont jusqu’à soupçonner le Président de vouloir fomenter un coup d’Etat pour se maintenir au pouvoir. « On annonce même, écrit L’Œuvre , le 6 juin, qu’il serait prêt à proclamer l’état de siège et, au besoin, à organiser quelques troubles communistes pour le justifier. Ici, ce ne serait plus la légalité qui serait violée, mais le patriotisme le plus élémentaire ».
La presse de droite, elle, défend la position de Millerand qui se prévaut de la Constitution pour « résister » : le contraindre à partir serait « une sorte d’insurrection », clame Le Nouvelliste de Bretagne.
Le sacrifice de François-Marsal
Dans les jours qui suivent, Millerand consulte, fait défiler à l’Elysée les plus modérés des parlementaires de gauche qui, comme Herriot, refusent de diriger le gouvernement. « L’agonie présidentielle est véritablement pénible », commente Camille Ferdy dans Le Petit Provençal, le 7 juin.
« Et elle ne laisse pas non plus d’être assez grotesque. Ce mélange de comique et de macabre réserve à notre pauvre président de la République in extremis une fin sans grandeur. (…) ses efforts désespérés ne parviendront pas à la sauver ». (…)
Et lorsque la farce sera épuisée, ce qui ne saurait tarder longtemps, il faudra tout de même qu’il s’en aille. N’aurait-il pas mieux valu en vérité qu’il commençât par là ? »
Dans l’impasse, le chef de l’Etat tente une ultime manœuvre : obliger le Parlement à débattre du litige constitutionnel et montrer que le conduire à écourter son mandat reviendrait à détruire le seul élément de stabilité et de durée des institutions républicaines. Pour ce faire, il compte sur le Sénat, très partagé sur le Cartel et dont l’appui est indispensable pour dissoudre la Chambre.
Mais, compte tenu de la séparation des pouvoirs, il ne peut lui-même provoquer le débat. Il lui faut désigner un président du Conseil dont la seule mission sera de porter sa voix devant les parlementaires. C’est ainsi que le nom de François-Marsal sort de son chapeau.
C’est Millerand qui l’a amené à la politique en le nommant, lui le banquier, ministre des Finances. Fidèle entre les fidèles, il se dévoue de bonne grâce. Le 8 juin, il constitue son cabinet (composé pour l’essentiel d’anciens ministres de Poincaré) en dix heures, à peine : L’Œuvre le baptise aussitôt « le cabinet de lecture ». Dans le même journal, Jean Piot ironise :
« Millerand n’ayant pu trouver un intendant pour faire sa besogne, s’est rabattu sur un bon à tout faire : M. François-Marsal. (…)
M. François-Marsal a bâclé un ministère mort-né. Il se présentera mardi devant les Chambres avec un message présidentiel. Le Parlement devra se prononcer.
Sa réponse ne saurait faire aucun doute. Mercredi, la crise sera dénouée. »
Dans Le Matin du 9 juin, le nouveau président du Conseil confirme qu’il ne présentera pas de programme, le lendemain, devant les parlementaires, se contentant d’apporter un « message présidentiel » sur lequel ils devront se prononcer. « S’ils se prononcent contre le chef de l’État ? », interroge Stéphane Lauzanne. « Alors tout sera dit. Et les rites s’accompliront », répond François-Marsal.
Même si la presse annonce une « bataille décisive » au Parlement, l’affaire, à ses yeux, est déjà pliée : Millerand va démissionner. Du reste, Excelsior explique, dans son édition du 10 juin, que le château de Versailles s’apprête déjà à accueillir le Congrès pour l’élection d’un nouveau chef de l’Etat : « officieusement, on aménage en hâte la salle des séances » : on époussette les fauteuils, on pose tapis et tentures et les PTT déploient déjà des lignes téléphoniques…
Bras-de-fer parlementaire
Le 11 juin, tous les regards sont braqués sur l’hémicycle du Palais-Bourbon et, dans une moindre mesure, sur l’enceinte du Sénat. Pas un parlementaire ne manque à l’appel. Les tribunes de la Chambre sont archicombles. A l’extérieur, la foule de curieux qui se bousculent est tant bien que mal contenue par le service d’ordre. Bref, on s’attend à du grand spectacle, d’autant que les journaux font monter la pression. La Presse, par exemple, favorable à Millerand, agite l’épouvantail communiste : « les troupes révolutionnaires, écrit André Payer, sont prêtes à toute éventualité ».
Dans les deux Chambres, la séance commence par la lecture du message présidentiel. Au Palais-Bourbon, la lecture en est faite par le nouveau président de la Chambre des députés, issu du Cartel, Paul Painlevé :
« De dangereux conseillers s’efforcent, dans un intérêt de partis, affirme notamment Millerand, d’obtenir que la nouvelle législature débute par un acte révolutionnaire. La Chambre refusera de les suivre. Fidèle à ses traditions le Sénat voudra demeurer comme il le fut dans les plus graves conjectures, le défenseur de la Constitution. »
Dans sa déclaration, François-Marsal précise :
« Ou bien vous nous direz comme nous le demandons que les lois constitutionnelles doivent demeurer intangibles, au-dessus des partis…
Ou bien par un vote qui permettra à chacun de prendre nettement ses responsabilités, vous déclarerez que vous n’approuvez pas les principes formulés par le message de M. le président de la République, principes que nous défendons devant vous et qui sont la base de la Constitution républicaine.
Dans ce cas nous rendrons compte de l’échec de notre mission au chef de l’Etat et celui-ci prendra alors la décision qui en est la conséquence. »
Tandis que la droite applaudit, la gauche cartelliste qui s’est donné le mot pour se taire, reste de marbre. Charles Reibel, ancien ministre du cabinet Poincaré, qui a accepté de provoquer le débat constitutionnel, monte alors à la tribune et commence à parler.
C’est là que les choses se compliquent pour François-Marsal car soudain des députés, conduits par Camille Chautemps, entrent fiévreusement dans la salle et annoncent avec exaltation que le Sénat a ajourné le débat par 154 voix contre 144. Autrement dit, il a lâché Millerand et laissé la Chambre décider de son sort. Le Gaulois :
« Toute la gauche se lève et crie : ‘Vive le Sénat !’.
De nombreux députés crient aux ministres : ‘Démission ! Allez-vous-en !‘.
La séance est en réalité suspendue pendant quelques minutes. »
À sa reprise, Reibel achève son discours que seule la droite écoute avec attention. La gauche, elle, l’interrompt sans cesse : « Aux voix ! », crie-t-elle. « Clôture ! », hurle-t-elle. Reibel, imperturbable, conclut par une alerte :
« Prenez garde ! Ne portez pas atteinte à la légère aux bases mêmes de la Constitution et surtout à la séparation des pouvoirs ! Vouloir réunir tous les pouvoirs en une seule Assemblée constitue une tentative des plus dangereuses !
Ne jouez pas à la Révolution ! Faites-la nettement, si vous voulez la faire ! Ne jetez pas le pays dans le trouble et l’anarchie ! Le président de la République a accompli tout son devoir de gardien de la Constitution. À nous de faire le nôtre ! De résister à la dictature anonyme qu’on veut nous imposer ! »
François-Marsal revient alors à la tribune, pour convaincre une dernière fois, mais sa voix est couverte par les huées des députés de gauche. Le communiste Cachin qui, comme ses amis, a plus d’une fois fustigé le « banquier » François-Marsal dans L’Humanité, jubile :
« Laissez parler cet homme ! Il parle au nom de 27 conseils d’administration. »
Déchaînés, les députés rient, hurlent, agitent leurs pupitres. Au nom des communistes, Renaud Jean prend alors la parole évoquant « celui que vous allez exécuter dans quelques minutes ».
Des députés de droite réagissent vivement, comme Jean Fabry, héros de la Grande Guerre, comme le rapporte Le Journal :
« Je m’étonne que personne, à gauche, ne proteste contre ce qu’on appelle l’exécution de M. Millerand !... »
A cet instant, M. Cachin, debout, lance ces mots :
« A coups de pieds dans le derrière !...
Un long cri de réprobation contre cette parole, monte vers les bancs communistes ; M. Painlevé y joint un rappel à l’ordre destiné à M. Cachin. Mais les communistes debout répondent par le chant de L’Internationale ».
La chute de l’exécutif
Il est temps de mettre fin au tumulte et de retrouver ses esprits. François-Marsal pose la question de confiance mais, réglementairement, c’est la motion déposée par Herriot et les chefs du Cartel qui a la priorité. Son sens est on ne peut plus clair :
« La Chambre, résolue à ne pas entrer en relations avec un ministère qui, par sa composition, est la négation même des droits du Parlement, refuse le débat inconstitutionnel et décide d’ajourner toute discussion jusqu’au jour où se présentera devant elle un gouvernement constitué conformément à la volonté du pays. »
On passe au vote. A son issue, explique Le Journal, « M. Painlevé, debout, proclame le résultat du scrutin : « 327 voix pour, 217 voix contre ! ».
La motion Herriot est adoptée. Le président de la République est renversé ! Les gauches poussent un long cri de triomphe. À droite et au centre on crie : ‘Dissolution ! Dissolution !’ ».
De retour à l’Elysée, François-Marsal présente la démission de son gouvernement à Millerand, qui la refuse. C’est lui qui décide de renoncer à ses fonctions et se retire immédiatement dans sa maison de Versailles, rue Mansart.
Le lendemain, Le Quotidien tient à rassurer :
« La nouvelle de la démission de M. Millerand a été accueillie avec calme et n’a surpris personne. […]
Avant-hier, veille de la démission de M. Millerand, la livre sterling valait 85 fr. 80. Hier, après sa démission, elle n’était plus qu’à 81 fr. 30. »
Le calvaire de François-Marsal est bientôt fini. En l’absence de Millerand, c’est lui qui doit représenter l’exécutif lors de l’élection présidentielle et assurer la passation de pouvoirs, le 13 juin à Versailles, c’est-à-dire lire au nouvel élu, Gaston Doumergue, le procès-verbal qui scelle l’élection et le contresigner, puis l’accompagner jusqu’à Paris.
Là, à 19 heures, accompagné de tous ses ministres, il présente sa démission à Doumergue, qui s’apprête à nommer Herriot à la présidence du Conseil et mettre un terme à une crise institutionnelle qui, finalement, aura raffermi le caractère de la IIIe République, clairement défini depuis 1877 et la soumission de Mac Mahon, celle d’un régime parlementaire où le président de la République « inaugure les chrysanthèmes », selon le mot célèbre du général de Gaulle.
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Christian Delporte est historien des médias et de la communication politique. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin.