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Révolution du pain : l’abolition du travail de nuit des boulangers

le par - modifié le 04/04/2023
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Un mois après les débuts de la Commune, un décret abroge le droit de faire travailler de nuit les « ouvriers boulangers » au fournil. Peu critiquée dans les faits, cette loi suscite pourtant une levée de boucliers de la part du camp conservateur, qui y voit une atteinte « au droit » de manger du pain frais…

Le 20 avril 1871, la Commission exécutive de la Commune de Paris décréta l’abolition du travail de nuit dans les boulangeries de la ville et la municipalisation des bureaux de placement. Ces deux mesures, qui firent couler beaucoup d’encre lors de leur promulgation, répondaient à des demandes portées de longue date par les mitrons parisiens.

Si l’animosité des ouvriers boulangers parisiens envers le travail nocturne est attestée dès le XVIIIe siècle, ce n’est qu’à partir des années 1860, avec la relative libéralisation du Second Empire et sa plus grande permissivité à l’égard des organisations ouvrières, que se développa un réel mouvement de contestation contre cette modalité du travail au fournil.

À Paris et dans quelques autres grandes villes de France, telle Lyon, la confection quotidienne du pain se faisait en effet la nuit. Les mitrons s’activaient entre 22 heures et 5 heures, afin que la première fournée soit prête dès l’ouverture de la boutique. Le labeur nocturne était vivement décrié par les travailleurs du pain pour ses conséquences néfastes sur leur vie familiale et sociale. Un mitron parisien écrivait ainsi, en avril 1870 :

« Grâce à cette absurde coutume, l’ouvrier boulanger n’a plus ni famille, ni femme, ni enfant, ni frère, ni ami ; il n’est plus qu’un automate livré à un labeur qui anéantit peu à peu son intelligence. »

En novembre 1869, un appel fut lancé par des mitrons militants « à l’opinion publique, aux patrons et aux ouvriers boulangers » afin qu’ils se joignent à la lutte contre le travail nocturne. Un mois plus tard, le 16 décembre 1869, une Chambre syndicale des ouvriers boulangers de Paris était créée expressément pour promouvoir la suppression du travail de nuit. La fondation du syndicat était aussi une réaction à la Société de secours mutuels des ouvriers boulangers de la Seine (communément appelée la « Saint-Honoré »), créée en 1863 sous le modèle des sociétés approuvées du Second Empire.

La mutualité, en plus de soutenir la voie du compromis entre patrons et ouvriers, était présidée par un docteur nommé par le pouvoir impérial. Le syndicat se voulait donc être, en contraste, une organisation ouvrière de lutte et démocratique. Il était par ailleurs soutenu par deux figures importantes du mouvement ouvrier parisien et futurs élus de la Commune, Léo Frankel et Eugène Varlin :

« […] Depuis quelques mois, les ouvriers boulangers ont essayé de constituer une chambre syndicale à l’effet d’améliorer leurs conditions d’existence.

La Saint-Honoré n’ayant pas satisfait aux espérances que beaucoup en attendaient, ils ont cherché dans la constitution d’une société dépendante, le moyen de réaliser les réformes que depuis longtemps ils réclament : telles que la suppression des placeurs, […] la suppression du travail de nuit et l’organisation du travail de jour. »

L’année 1870, avec la guerre franco-prussienne et le siège de Paris, se révéla cependant peu propice à l’avancée de ces revendications. La question alimentaire, en particulier celle du pain, suscita d’importantes tensions pendant la période obsidionale, faisant penser aux mitrons que le soutien populaire à leurs demandes était nul. Les événements du 18 mars 1871 changèrent la donne.

À l’avènement de la Commune, sachant la conjoncture politique leur étant favorable, les ouvriers boulangers, toujours par la voix de leur syndicat, adressèrent une pétition le 8 avril aux nouveaux élus par laquelle ils demandaient la fin du travail nocturne.

La pétition resta toutefois lettre morte. Dix jours après l’envoi de l’adresse, un de ses signataires, Grégoire Robert, fit publier dans des journaux un appel à l’intention de « tous les ouvriers boulangers » pour une convocation le 20 avril au siège de la Chambre syndicale. De là, le syndicat prévoyait lancer une marche en direction de l’hôtel de ville afin de réitérer ses demandes aux élus communards, cette fois en personne. La manifestation fut un succès, comme le soutint La Montagne du 22 avril :

« Les ouvriers boulangers sont venus en corps à l’Hôtel-de-Ville, précédés du drapeau rouge, au nombre de près de deux mille, au cri de : Vive la Commune ! réclamer la suppression des placeurs et du travail de nuit. Ils ont motivé leurs demandes sur des raisons de moralité, de famille et de santé.

La Commune a reçu leurs réclamations avec toute l’attention qu’elles méritaient, et la Commission exécutive a promis d’y faire droit après avoir consulté la Commission de subsistances et la Commission de travail [sic]. »

Et de fait, le jour même, fut adopté par la Commission exécutive un décret répondant aux demandes exprimées.

Des tournées de vérifications furent effectuées par les gardes nationaux et les policiers de quartier chargés de faire respecter les décisions de la Commune. La Liberté rapporta ainsi, le 12 mai :

« Une saisie a été pratiquée chez vingt-sept boulangers du quartier Montmartre. Cette saisie était motivée, ou du moins expliquée, par la violation de l’arrêté de la Commune, relatif au travail nocturne des ouvriers boulangers. »

Des manquements au décret furent néanmoins observés. Le 15 mai, le syndicat organisa une seconde réunion « afin de prendre une décision très sérieuse concernant les intérêts de la corporation ». La résolution fut alors adoptée de désigner trois délégués par arrondissement pour assister les gardes nationaux et les policiers, comme en témoigna Le Pirate :

« […] La Commune a fait tout ce qu’elle pouvait en rendant son décret, en édictant des mesures comminatoires contre les délinquants ; c’est aux membres de la corporation à assurer par leur fermeté, par leur surveillance active, le succès de la réforme.

En conséquence, M. le président invite l’assemblée à désigner trois délégués par arrondissement afin de veiller strictement à la suppression du travail de nuit. Si ces délégués font leur devoir, dit-il, dans quatre jours, pas une boulangerie ne travaillera la nuit. »

La mesure supprimant le travail nocturne fut bien accueillie par les mitrons parisiens, au grand dam des anticommunards. Lorsque le 3 mai, la Saint-Honoré appela à la manifestation, certains journaux conservateurs reprirent à leur compte cet appel pour en faire une preuve du manque de soutien populaire à la Commune. Le Petit Journal écrivit ainsi, le lendemain 4 mai :

« Nous demandons la liberté du travail, la liberté de conscience, la liberté individuelle.

Nous demandons la liberté de travailler la nuit et de nous reposer le jour, si cela nous plaît ; de même que nous demandons la liberté de travailler le jour et de nous reposer la nuit. […]

Nous demandons la liberté dans notre intérieur, dans nos familles ; nous demandons à n’être ni réquisitionnés, ni perquisitionnés, parce qu’alors notre liberté individuelle, notre liberté de citoyens, se trouve confisquée au profit d’un groupe quelconque d’autres citoyens.

Donc, nous le répétons ; NOUS DEMANDONS LA LIBERTÉ. »

L’appel de la Saint-Honoré serait d’ailleurs la preuve que « bon nombre d’honorables citoyens sont de [leur] avis ». De même, La Commune, soutien critique de la révolution dirigé par le journaliste et élu communard Félix Pyat, affirma que les manifestants avaient « demandé qu’on les laisse libres de fixer eux-mêmes leurs heures de travail ». Or, cette interprétation était fallacieuse, comme l’expliqua le président de la mutualité dans La Commune du 13 mai :

« Citoyen,

Dans votre numéro du 5 mai courant, vous dites : « Une manifestation de 3,000 boulangers appartenant à la Société dite la Saint-Honoré, a demandé qu’on les laisse libres de fixer eux-mêmes leurs heures de travail. On leur a répondu que, pour le moment, les choses resteraient dans le statu quo. »

J’affirme, citoyen Rédacteur, que vous avez été complètement induit en erreur sur l’objet de notre manifestation, et cette erreur, vous l’avez fait partager au public.

Nous n’avons demandé aux membres de la Commune qui nous ont reçus que deux choses :

1° Une enquête sévère sur les auteurs de la violence faite à nos sociétaires dans l’exercice de leurs fonctions administratives ;

2° Une répression exemplaire du délit. […]

Voilà, citoyen, toute la vérité. Veuillez, par amour pour elle, insérer cette note rectificative dans votre prochain numéro. »

Les récriminations émises par la Société ne concernaient pas l’interdiction du travail de nuit, mais bien la municipalisation des bureaux de placement. La Saint-Honoré, qui gérait ses propres bureaux, voulait être épargnée par cette mesure visant les établissements privés et lucratifs, ce à quoi s’opposa le syndicat. La mutualité obtint finalement gain de cause auprès des élus de la Commune, sans toutefois avoir pu éviter quelques accrochages avec les gardes nationaux.

La population parisienne, bien que bouleversée dans ses habitudes de consommation, habituée à avoir son pain frais dès l’ouverture des boulangeries, ne s’opposa pas explicitement au décret du 20 avril. La période du siège, caractérisée par un pain de mauvaise qualité et en quantité insuffisante, pourrait avoir influé sur le comportement alimentaire des Parisiens, privilégiant désormais la disponibilité du pain à sa fraîcheur.

Ou peut-être les appels des journaux révolutionnaires à la solidarité avec les mitrons ont-ils convaincu les consommateurs matinaux de pain ? Par exemple, dans L’Ami du peuple du 23 avril :

« Il n’y a […] qu’à Paris que le travail de nuit est ainsi organisé dans la boulangerie, et il nous semble que l’ouvrier qui se rend à son travail pourrait aussi bien se contenter de pain cuit pendant la nuit, vers neuf heures [du soir] surtout s’il songe aux souffrances et aux fatigues dont il soulagera le boulanger en se privant de pain chaud. »

Les potentielles oppositions au furent tournées en dérision par les journaux communards, comme dans Le Fils du père Duchêne illustré du 10 mai, qui relata cette intervention de l’élu Édouard Vaillant lors d’une « séance secrète » du Conseil de la Commune :

« Nous pouvons commencer par le décret concernant le travail de nuit des boulangers. J’ai reçu plusieurs missives de citoyennes qui se plaignent de la perturbation que la suppression des travaux nocturnes va occasionner dans leur ménage. Ainsi, voici une lettre d’une honorable mère de famille que le décret en question va mettre dans le plus grand des embarras.

Depuis dix ans elle est mariée… avec un citoyen conducteur d’omnibus, qui ne rentre qu’à minuit pour sortir le lendemain matin à sept heures, – et, en outre, elle est également liée, par des nœuds indissolubles, à un citoyen garçon boulanger, qui rentre se coucher le matin à huit heures pour s’en aller à la tombée de la nuit. […]

La signataire de la lettre demande à ce qu’on la retire du pétrin dans lequel elle va se trouver si le décret reçoit son exécution. »

Les journaux conservateurs se saisirent du décret du 20 avril pour alimenter leur rhétorique antirévolutionnaire et pour dépeindre une Commune liberticide et inconsciente de la portée de ses décisions. Le décret contrevenait d’abord à la liberté des mitrons de choisir leur horaire de travail. Le Flambeau républicain, pourtant favorable à la Commune, décrivit le décret comme étant « égalitaire, mais anti-libéral ». Le décret brimait en outre la liberté des consommateurs, qui se voyaient condamner « à ne pas [pouvoir] manger de pain frais avant huit heures du matin », voire avant « quatre heures du soir ».

Certains parlaient en outre d’une « antipathie » des Parisiens à l’encontre du décret de la Commune, eux qui seraient soumis à un « pain dur à perpétuité ». Finalement, on rejetait le décret pour sa dangerosité, en prenant pour témoins des travailleurs de la boulangerie opposés à la mesure. Comme ici dans Le Petit Journal, qui fit intervenir un « ancien boulanger » :

« Il y a fréquemment des incendies chez les boulangers ; ils sont généralement provoqués par la nécessité où on se trouve de faire sécher le bois dans les fours. […] Jusqu’à présent les incendies qui en ont été le résultat n’ont jamais atteint de grandes proportions, parce que, jour et nuit, il se trouvait toujours quelqu’un sur pied, et que des mesures prises à temps permettaient de s’en rendre facilement maître.

Avec le travail de jour, ces accidents deviendront plus fréquents, surtout plus considérables et partant plus difficiles à circonscrire et maîtriser.

Il y a environ 14,000 boulangeries dans Paris ; voilà donc un danger sérieux, difficile à éviter, menaçant la sécurité publique, et que créerait, à coup sûr, l’adoption exclusive du travail de jour demandé par quelques ouvriers boulangers. »

Ces critiques émises par la presse « bourgeoise » n’impressionnèrent ni ne surprirent les Communards. La Révolution politique et sociale se félicita même de cette levée de boucliers :

« Le décret de la commune qui interdit le travail de nuit dans les boulangeries, est attaqué avec la dernière violence par les journaux monarchiens, bonapartistes ; ceux des républicains bleus se distinguent entre tous par leur colère.

La bourgeoisie s’élève avec tant de force contre ce décret, que cela prouve avec la dernière évidence qu’il est favorable à la classe des travailleurs.

D’ailleurs, quoique fasse la Commune, ces gens-là l’attaqueront ; c’est un parti pris, et nous nous y attendions. »

Malgré sa courte vie, la suppression du travail de nuit par la Commune connut une postérité certaine. Fréquemment cité par les historiens comme mesure phare de la révolution de 1871, le décret du 20 avril renaquit, du moins en principe, lorsque la Troisième République interdit à nouveau le travail de nuit en boulangerie en mars 1919.

Pour en savoir plus :

Steven L. Kaplan, Le meilleur pain au monde : les boulangers parisiens au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1996

Bernadette Angleraud, Les boulangers lyonnais aux XIXe et XXe siècles, Paris, Éditions Christian, 1998