« Lénine est mort ! » : vraies et fausses nouvelles autour de sa fin
Le dirigeant bolchevik est mort de nombreuses fois avant sa vraie fin le 21 janvier 1924. La nouvelle fait alors partie des rumeurs ou fausses nouvelles diffusées dans un contexte où des informations fiables provenant de l’ancien empire de toutes les Russies sont très difficiles à obtenir.
Lénine serait mort ! … Encore !
Dès décembre 1917, donc quelques semaines après la prise du pouvoir par les Bolcheviks, Excelsior et d’autres journaux français annoncent que Lénine est un faux, un imposteur, comme il y a eu des faux tsar Dimitri. Pour Louis Latzarus :
« Il paraît que Lénine n'est pas Lénine. Le vrai Lénine serait mort. C'était un doux rêveur, fort populaire parmi les socialistes russes.
Le personnage qui gouverne présentement la Russie lui aurait pris son nom, ou plutôt son surnom, afin de bénéficier de sa popularité. »
L’année suivante, sur un mode conditionnel cette fois, à la suite de l’attentat commis par l’ukrainienne Fanny Kaplan, la mort de Lénine (une annonce venue de Copenhague via Londres), fait notamment la Une du Matin, l’un des grands journaux d’informations dont le tirage est passé à 1,5 million d’exemplaires en 1917. Décapité, le régime serait à l’agonie.
Certaines de ces morts fictives ont un côté totalement farfelu. Ainsi, selon Le Régiment de Paul Léoni, en juin 1919, Lénine serait mort en avalant un bouton de porte… Mais il s’agit d’une page humoristique intitulée « Télé blague », et le même entrefilet se dépêche d’infirmer cette information.
En 1920, la mort de Lénine est même utilisée comme motif publicitaire pour un spectacle théâtral.
Au début de l’année 1921, selon des sources diverses, l’état de santé de Lénine, qui présente les premiers signes de la maladie qui va l’emporter, provoque encore des annonces prudentes sur son décès potentiel. En 1922, ce sont les accidents cardio-vasculaires, qu’il surmonte difficilement, qui vont provisoirement l’enterrer pour une partie de la presse. Ainsi, « Lénine serait mort, dit-on en Italie » pour L’Œuvre en mars 1922.
Pour La Lanterne, qui pointe du doigt la joie des communistes quand Lénine réapparaît publiquement, la propagation de ces rumeurs fait partie d’un stratagème visant à assurer au dirigeant communiste, tel un monarque, « la culture de sa popularité ».
En juillet, alors que Lénine se repose au Caucase, l’équivoque est à son comble quand une nouvelle rumeur, d’assassinat par empoisonnement cette fois, est reportée par la presse, et ce en même temps que des bulletins de santé rassurants émanant de la Russie des Soviets (Le Petit Parisien). La nouvelle est cependant démentie rapidement (Le Petit Journal).
De ce fait, de plus en plus, la presse préfère ironiser sur le sujet (ci-dessus L’Œuvre, le 20 mars 1923). La mort de Lénine devient ainsi une de ces nouvelles à répétition qui, avec le mariage de Charlot avec Pola Negri, la suppression des sous-préfets, la maladie de Sarah Bernhardt ou les travaux contre les inondations de la Seine, reviennent régulièrement. Le registre des moqueries passe même parfois par la poésie.
Malgré tout, même si le deuxième AVC qui le frappe en décembre 1922 ne déclenche pas de nouvelle salve d’articles, l’écho de sa maladie s’impose de plus en plus, et avec elle l’idée que le pouvoir veut cacher sa mort.
En septembre 1922, La Lanterne consacre ainsi un long article de première page au mystère qui plane sur celle-ci, véritable secret d’État. Le journal évoque aussi les médecins de Lénine, et suppute à partir d’un témoignage d’un émigré russe que sa mort véritable restera dans tous les cas un secret jalousement gardé.
En mars 1923, le cancer putatif de 1922 est bien devenu une « affection cérébrale », un spécialiste suédois ayant été appelé à son chevet. On apprend aussi, au milieu de fausses informations, qu’il retrouve petit à petit « l’usage du bras et de sa jambe droite ». Pour Le Midi socialiste, qui a compté le nombre de déclarations de décès, « on finira par le faire vivre 200 ans ». En réalité, cette troisième attaque cérébrale l’a privé de l’usage de la parole. Le véritable silence politique est donc avant tout lié au fait qu’il n’est plus capable de diriger le pays des Soviets.
Pour la presse communiste, qui réagit peu avant 1923, en dépit des progrès techniques, les survivances du passé sont bien présentes dans la presse bourgeoise, comme en témoigne ce que le Bulletin communiste considère comme des légendes autour de Lénine qu’il attribue au mercantilisme capitaliste et à la crédulité du public :
« La maladie de Lénine a provoqué dès le premier jour une avalanche d’informations fantaisistes, incohérentes, contradictoires et insensées. Laissons de côté l'agitation factice des agences contre-révolutionnaires !
On sait trop qu’à chacune des étapes de la Révolution russe et du monde capitaliste, des dépêches confectionnées ad hoc se sont mises à pleuvoir de partout.
Les grands journaux se moquent autant de la logique que de leurs lecteurs. Et on ne serait pas étonné d'apprendre par eux un beau matin, que Lénine est mort et ressuscité, tout comme Jésus-Christ, si cela pouvait faire les affaires d’une Bourse ou d'un Quai d’Orsay. »
Ces fausses nouvelles, tout comme celles portant sur l’agonie du régime bolchevik, insupportent aussi L'Émancipateur. Sauf que cette fois, l’article est publié le 13 janvier 1924, alors que le dirigeant est réellement à l’agonie…
Il est d’ailleurs effectivement enterré avant la lettre par certains journaux qui détaillent ses souffrances finales et évoquent même les réactions au « congrès panrusse », posant à nouveau la question de sa succession.
Lénine est vraiment mort cette fois !
C’est Le Populaire (23 janvier), qui rappelle les fausses nouvelles et déclare :
« On ferait un volume de ces enterrements prématurés du chef du gouvernement de Moscou...
Aujourd'hui, pourtant, la nouvelle est vraie, et c'est Rosta qui l'envoie :
Lénine, l'épouvantail des gouvernements capitalistes, est mort le 21 janvier des suites de la maladie qui le tenait depuis de longs mois à l'écart des affaires de l’État. »
Le journal socialiste, sous la plume du slavisant André Pierre est l’un des rares journaux non communistes a d’abord s’incliner devant celui qui fut « un grand théoricien et un grand homme d’État » :
« Devant ce cadavre de l'homme qui, après Marx et Jaurès, a joué un rôle capital dans l'histoire du socialisme international, qui a imprimé un cours nouveau à la vie de son pays et à celle de l'Europe, nous ne pouvons en ce moment que nous incliner et taire nos divergences, nos rancunes, notre hostilité, disons le mot, à l'égard de celui qui fut le grand diviseur du mouvement ouvrier dans le monde. »
Mais le portrait reste très critique, notamment sur son pouvoir illimité et dictatorial.
L’article dithyrambique de Marcel Cachin dans L’Humanité, qui initie le début du deuil des communistes, reprend également la thématique de la succession, passant ainsi sous silence le fait que Lénine n’est plus aux manettes de l’URSS depuis plusieurs mois. Nous sommes le 23 janvier, deux jours après l’événement, et auquel la presse va consacrer plusieurs centaines d’articles sur la seule année 1924. Si tous ne figurent pas en première page, on compte plus de 70 articles le seul 23 janvier.
La plupart des journaux non communistes évoquent, eux, le fait qu’il n’était plus qu’un cadavre vivant depuis plus d’un an. Ils posent aussi la question de l’unité du parti menacée par la perte d’autorité maintenue autour de son nom. Certains restent d’abord courts et factuels (Le Figaro, 23 janvier 1924). Comme Le Populaire, le journal La Lanterne du 23 janvier 1924 détaille davantage les circonstances de sa mort à 18h50 à Gorki (le nom est ici écorché), près de Moscou. Le journal reprend comme d’autres journaux le communiqué officiel : l’état de santé de Lénine s’était amélioré, donc ce décès est une « immense surprise ». Les journaux nous font aussi connaître le « désarroi » montré par les membres du Congrès panrusse qui connaît de véritables « scènes de désolation », quand le matin du 22 janvier, Kalinine, « la voix brisée par l'émotion, déclara ‘Camarades, notre Iliitch (Iliitch est le prénom de Lénine, NDLR) n'est plus, il est mort hier soir; le devoir qui nous incombe, c'est de perpétuer sa grande leçon’ ».
Du côté français, la nouvelle est annoncée officiellement au congrès national communiste dans l’après-midi du 22 janvier, par Boris Souvarine qui lit le télégramme parvenu de Moscou et propose une interruption de séance en signe de deuil (Petit Parisien).
Les journaux précisent aussi parfois comment la nouvelle leur est parvenue, en particulier les grands quotidiens disposant de bureaux à l’étranger (« Un télégramme de l'International News Service of America, confirmé par la délégation commerciale russe à Londres » dans Le Petit Parisien), notamment pour la confirmer (L’Écho d’Alger, 23 janvier 1924 qui utilise Rosta et la délégation soviétique en Italie).
A l’extrême droite, tout en évoquant le fait qu’il est mort dans les bras de sa femme et de sa sœur, La Libre Parole préfère commencer par tracer un portrait au vitriol de Lénine et de son rôle dans l’histoire :
« La mort de Lénine, c’est la fin d’une ombre, car il y a plus de deux ans que le grand destructeur de l’empire des tzars n’était plus qu’une lamentable loque en petite voiture.
Mais c’est la fin d'une ombre qui a détruit, pour cent cinquante millions d’hommes, l'œuvre de trois siècles de civilisation, qui a fait couler plus de sang que Marat et Robespierre, qui a organisé, au nom de la Liberté, la plus effroyable tyrannie que le monde ait vue. [...]
Quel a été exactement son rôle dans l'effroyable drame ? Je crois qu’on peut le définir ainsi : Lénine a été le trait d’union entre le complot révolutionnaire d’inspiration judéo-germanique, monté par un état-major cosmopolite et le peuple russe profondément xénophobe, nationaliste et antisémite. »
L’Action française se passe même des détails du décès pour ne laisser place qu’à une critique du bolchevisme, l’attribuant à une destinée « russe » plus ancienne :
« En Russie, Lénine avait imposé le communisme comme Pierre le Grand avait imposé la civilisation européenne : avec l'aide du bourreau.
Il avait restauré une autocratie, l'autocratie rouge, et il aurait pu dire, à plus juste titre que jadis Kokovtsov : ‘Grâce à Dieu, nous ne sommes pas en régime parlementaire.’
Son gouvernement a été fort par la Terreur. Il a été fort aussi par ce qui avait rendu si longtemps le tsarisme inébranlable : la passivité d'une immense population rurale. »
La satisfaction est encore plus vive du côté des anarchistes, où les circonstances de sa mort sont rapidement brossées pour laisser la place à un long portrait plutôt factuel au départ qui s’ouvre et se conclut par un jugement politique éloquent, critiquant une nouvelle fois la dictature du prolétariat et la répression des anarchistes en Russie soviétique :
« Ici, nous n’avons pas à regretter la fin du dictateur de Russie. A chaque fois qu’un des tyrans dont l’autorité pèse sur la vie des hommes voit ses jours, accidentellement ou naturellement, fauchés par la Mort, – nous ne pouvons que constater : ‘Un de moins.’ [...]
Lénine est un tyran. Lénine se grise de son pouvoir autoritaire. Il est pris d’un vertige moral qui le ruine. Il sombre dans la paralysie générale. Il meurt.
Lénine est mort ! A bas son successeur ! »
Certains journaux s'aventurent sur le terrain des réactions internationales, notamment celles des États-Unis, dont la politique vis-à-vis de l’URSS ne changera pas (Le Radical, 23 janvier 1924). On glose aussi sur sa popularité, et les pronostics sur l’avenir du pays, et sur sa succession vont aussi bon train (La Presse, 25 janvier), comme en témoigne cet article de L’Écho d’Alger qui reprend des extraits de plusieurs journaux.
Un rituel funéraire et un mausolée
Dès le 23 janvier, la description du processus de deuil se dessine. Un deuil de 6 jours est immédiatement déclaré tandis que le 21 janvier sera désormais un jour de deuil national. Le corps ramené à Moscou, est d’abord exposé à la Maison des syndicats pendant trois jours où « le public sera admis à défiler devant lui ». Selon La Dépêche du 27 janvier, depuis le mercredi,
« La foule stationne dans les rues de Moscou, se chauffant devant de grands feux. Lénine a été revêtu d'une blouse bleue d'ouvrier et décoré de l'ordre du Drapeau Rouge. [...]
Le médecin de Lénine a déclaré que le cerveau du défunt sera soumis à un examen scientifique, puis sera exposé, avec lecœur, dans l'Institut Lénine. »
Il s’agit en effet de prouver « scientifiquement » qu’il s’agit d’un génie…
Les funérailles officielles ont lieu le dimanche 27 janvier. Les jours précédents, on a commencé à creuser la terre gelée du mausolée provisoire (un cube avec les lettres Lénine), érigé tout d’abord en bois, puis, plusieurs années plus tard, surmonté d’un monolithe de porphyre. Alors que les images de Moscou ne sont pas encore parvenues, Excelsior publie le 28 janvier celle de la manifestation communiste française qui s’est tenue la veille à Saint-Denis, en l’honneur du dirigeant bolchevik. Le « Berlin communiste » s’est aussi associé à l’événement, lors d’une cérémonie violemment dispersée par la police.
Entre le 28 (Le Matin) et le 29 (Le Nord maritime), la plupart des journaux reprennent à peu près le même texte parvenu via Berlin :
« A 14 heures précises, des salves ont été tirées sur tout le territoire de la Fédération des soviets. Toutes les fabriques et les usines ont fait fonctionner leurs sirènes, les chemins de fer se sont arrêtés pendant cinq minutes, le télégraphe et les stations radiotélégraphiques ont suspendu le trafic ordinaire pour transmettre dans toutes les directions le message suivant :
‘Lénine n'est plus, mais son œuvre est éternelle.’
Le téléphone sans fil a fait entendre une marche funèbre. »
Mais si la nouvelle du décès a fait la Une, en dehors de la presse communiste il faut attendre le récit des rares correspondants de presse sur place, comme celui d’Henri Rollin pour L’Illustration le 9 février, pour voir de plus longs articles détaillant les événements du 27 janvier. Celui de Rollin, qui note que Lénine est mort au moment où les puissances occidentales s’apprêtaient à reconnaître son pays, considéré comme « empreint d’une rare objectivité », « émouvant et pittoresque », est considéré comme suffisamment précieux pour être repris par extraits dans l’hebdomadaire pacifiste et socialiste La Vague, douze jours plus tard.
Dès lors, le jour de la mort de Lénine, comme le mausolée, vont former une date commémorée et un lieu mémoriel visité par les Soviétiques et par les étrangers de passage, qu’ils soient communistes ou non.
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Pour en savoir plus :
Sophie Coeuré, « Les derniers jours du mausolée de Lénine », in : L’Histoire, décembre 1993
Pierre Barthélémy, « Le mystère de la mort de Lénine enfin résolu ? », in : Le Monde, 3 mars 2013
Dominique Colas, Lénine, Fayard, 2017
Nicolas Werth, « Autopsie d’un génie », in : L’Histoire, janvier 2024