Bonne feuille

Le sonneur, itinéraire d’un authentique « sale boulot »

le 21/03/2023 par Nicolas Méra
le 15/03/2023 par Nicolas Méra - modifié le 21/03/2023

Garant des horaires depuis le Moyen Âge, le sonneur fut une figure familière des villes et villages français. Perché au sommet de son clocher, intermédiaire entre l’humain et le divin, il était investi d’une mission hautement symbolique – quoique parfois payée en cidre et lui coûtant la vie.

Auteur du Petit dictionnaire des sales boulots aux éditions Vendémiaire, Nicolas Méra a fait l’inventaire de 75 professions méprisées, dangereuses ou humiliantes de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. RetroNews vous propose un extrait rédigé par son auteur qui revient sur le métier de sonneur, profession qui a connu jusqu’à très récemment son lot de périls et de terreurs.

Lorsqu’une cloche retentit dans un bourg médiéval, elle a toujours une signification bien particulière. Le carillon de l’Angélus appelle à la prière. Une clochette signale le passage d’une procession funèbre ou d’un cortège de lépreux. Si le glas sonne, c’est pour annoncer un décès. Le son du tocsin indique quant à lui l’urgence ou l’incendie.

Dans les campagnes, les « dames de bronze » rythment le travail des paysans ; en ville, elles annoncent l’ouverture du marché, la fermeture des cabarets, le couvre-feu, les fêtes populaires. Enfin, la nuit, le clocher guide les voyageurs égarés et les pèlerins embourbés dans la neige. On trouve aussi des « clochers de tourmente » dans les montagnes de Lozère, bâtis au XIXe siècle afin d’indiquer aux promeneurs surpris par les caprices de la météo les lieux de refuge à proximité. C’est dire l’importance du sonneur dans la société médiévale.

Il n’est rien de moins que le garant des temps, des offices, et du bon déroulement du quotidien de chacun. Pour la population du Moyen Âge, en grande majorité analphabète, rien ne vaut un signal auditif pour transmettre un message précis. Après l’an mil, le royaume s’hérisse de clochers : « c’était comme si le monde entier se libérait, rejetant le poids du passé et se revêtait d’un blanc manteau d’églises » se réjouit le moine Raoul Glaber. Autant de beffrois et de clochers où suspendre les avertisseurs de l’époque… et employer des sonneurs à plein temps.

Pour faire tinter les cloches, deux méthodes cohabitent : les actionner à l’aide d’une corde ou les frapper avec un marteau. Si la profession peut rendre sourd, ça n’est pas nécessairement le plus grand risque qui pèse sur les sonneurs médiévaux. Car les cloches dont ils ont la garde possèdent, dit-on, des pouvoirs surnaturels. Elles repoussent les orages, assimilés aux esprits malveillants, éloignent la peste et épouvantent les envahisseurs. Ne sont-elles pas, après tout, arrosées d’eau bénite lors de leur inauguration ?

Les inscriptions gravées dans leur cuivre ou leur bronze en témoignent : « le son de cette cloche triomphe des tempêtes, repousse les démons, et invoque les hommes » peut-on lire sur l’une d’elles. « Je dissipe les orages » proclame une autre. En conséquence, il est recommandé de faire tinter les cloches de l’église lorsque le tonnerre se fait entendre… Mission en laquelle les sonneurs sont vivement encouragés par les paysans, inquiets de voir les orages coucher leurs récoltes.

Grave erreur : le clocher étant généralement l’édifice le plus élevé du bourg, cela en fait une cible privilégiée des coups de foudre. Bon nombre de sonneurs meurent électrocutés – même ceux qui les actionnent prudemment du bout d’une corde, cette dernière étant encore ruisselante de pluie. Dès 1781, on voit apparaître des avertissements en la matière, relayé par des faits divers tragiques. Ainsi lit-on dans le Mercure de France du 8 septembre 1781 :

« On vient de voir à Montesquieu de Volvestre, en Languedoc, un nouvel exemple du danger de sonner pendant les orages.

Le 30 juin, environ à 3 heures après midi, pendant qu’un orage se formait dans la ville, le sonneur, accompagné de son fils & de 6 ou 7 autres garçons, ayant eu l’imprudence de monter au clocher, la foudre éclata aussitôt que les cloches commencèrent à être en branle ;

& étant entrée par une lucarne, elle tua un jeune homme de 20 ans, en terrassa un autre du même âge, serpenta quelque temps autour des cloches, dont elle fit tourner la plus grosse avec une vitesse incroyable, & prit ensuite la direction vers l’escalier, où 2 enfants de 10 à 12 ans furent trouvés morts. »

À la fin du XIXe siècle en France, on avance le chiffre de « 324 clochers frappés par la foudre et 103 sonneurs imprudents foudroyés » en seulement trente-trois ans. Étonnamment, lorsque les dangers d’une telle pratique sont évoqués, le clergé répond que le sonneur a peut-être été un peu lent ou maladroit, ce qui justifierait son sort. D’autres vont plus loin, exigeant qu’on retire la paie du sonneur – souvent monnayée en bière ou en cidre – si le clocher est frappé par la foudre sous sa supervision. Et que dire de ce sonneur savoyard, lapidé par ses concitoyens pour avoir refusé de monter au clocher par gros temps ?

Les accidents perdurent jusqu’au début du XXe siècle, tenant lieu de faits divers ruraux, fruits d’antiques « préjugés indéracinables ». On peut ainsi lire dans le Courrier de Saône-et-Loire du 30 août 1910 :

« Pendant un orage, le sonneur de Ladepeyre (Aveyron), Pierre Boudes, alors que les paysans tremblaient pour leurs récoltes, monta au clocher pour tenter de conjurer le danger en sonnant les cloches, suivant un préjugé indéracinable dans nos campagnes.

Il ne les avait pas plus tôt lancées en volée que le son cessa brusquement. L’imprudent avait été foudroyé. »

Fort heureusement, Benjamin Franklin avait inventé le paratonnerre en 1752, ce qui entraîna une baisse drastique du nombre d’incidents. Décriée à ses débuts, notamment par les autorités religieuses (on pense encore que les coups de foudre manifestent la colère divine, qu’il est de mauvais aloi de domestiquer), sa « baguette hérétique » finira par avoir raison des paroissiens imprudents. Lui-même en fait installer une sur le clocher de l’église de Saint-Clément d’Arpajon en 1782. Le Journal de Paris du 11 décembre 1799 met même cette précaution en rimes :

« Bâtissez-moi palais, ou maison, ou chaumière, Je cours l’habiter dès demain,
Pourvu que l’ordonnance en soit simple et sévère,
Et qu’au sommet, de Benjamin Franklin,
Vous fixiez le paratonnerre. »

Si leurs effectifs déclinent fortement à partir de 1850, c’est parce que les carillonneurs sont progressivement remplacés par des dispositifs automatisés. Très marginal, le métier de sonneur subsiste tout de même en France, à la faveur de traditions entretenues localement ou de performances musicales. Mais ils sont encore 40 000 à exercer cette activité outre-Manche… Le maintien de la fonction en Angleterre s’explique par une différence culturelle : le carillon y est considéré comme un art et des dizaines de sociétés et de clubs y sont consacrés.

Les sonneurs britanniques sont-ils toujours menacés par les coups de foudre ? Une enquête de 1990 révèle que leur travail est moins risqué que jadis. Aucun incident lié aux éléments n’a été reporté : les « campanologues » sont majoritairement sujets à l’arthrite et aux doigts brisés dans les cordages. Toutefois, sur les 221 sonneurs étudiés, cinq ont connu un accident mortel dans le cadre de leurs fonctions, et deux se sont suicidés sur leur lieu de travail. Pour qui sonne le glas !

Nicolas Méra est auteur de vulgarisation historique. Son Petit dictionnaire des sales boulots (2022) est paru aux éditions Vendémiaire.