1924 : L’abolition du califat par Mustafa Kemal
A peine quelques mois après la proclamation de la république de Turquie, le fondateur du nouvel Etat décide de se débarrasser d’une des reliques les plus importantes de l’Empire ottoman : le califat et son aristocratie religieuse.
Après l’abolition du sultanat au mois de novembre 1922, c’est le tour du califat au début de l’année 1924.
Le 29 février 1924, on trouve les premières mentions de l’affaire dans la presse française. Le Journal des débats politiques et littéraires qui se fonde sur la dépêche de Reuters, parle simplement d’une « motion demandant la suppression du califat et du ministère des cultes ainsi que des écoles théologiques et des tribunaux ecclésiastiques ». Le Journal et Le Petit Parisien, qui relaient la dépêche d’Havas, donnent plus de détails en soulignant par leurs titres (« Bouleversement dans le régime intérieur de la Turquie » et « La dynastie ottomane sera-t-elle expulsée de Turquie ? ») l’importance de l’événement à venir :
« La séance de la Chambre d’hier a eu un caractère de grande importance dont les conséquences sont très difficiles à prévoir dans le monde musulman… »
Tandis que ces trois journaux se contentent toutefois de reproduire les dépêches de Reuters et d’Havas sans y ajouter le moindre commentaire, on trouve dans le plus droitier Gaulois ces deux dépêches accompagnées d’une analyse laissant entrevoir l’avis politique du journal :
« Dans leur furie républicaine, les Turcs veulent désislamiser, si l’on peut s’exprimer ainsi, la république turque. »
Le Paris-soir du 1er mars donne quant à lui un bon résumé du cadre historique de la question :
« Rappelons que lorsque le sultanat de Turquie fut aboli et le sultan exilé, le 1er novembre 1922, le calife Abdul Medjid, dépouillé de toute sa puissance temporelle, devint uniquement le chef religieux des Musulmans du monde entier et dépendait du soutien moral et financier de la grande assemblée.
Vers la fin de l’année dernière, l’Aga Khan, chef des Musulmans de l’Inde écrivit à Ismet pacha, premier ministre, pour lui demander de restaurer le pouvoir du califat, dans l’intérêt de leurs coreligionnaires et pour donner à la Turquie une position plus définie.
La lettre fut jugée subversive et le gouvernement d’Angora poursuivit les rédacteurs en chef et les directeurs des journaux qui l’avaient reproduite. »
Mustafa Kemal, qui voulait bâtir un Etat-nation, désirait certainement se débarrasser du sultanat et du califat. Malgré l’érosion de la légitimité historique de l’institution – notamment à cause de la collaboration active du sultan Vahdeddin avec les forces d’occupation contre les nationalistes turcs qui avaient organisé une résistance en Anatolie entre 1918 et 1922 –, l’abolition du sultanat n’était guère une mince affaire après la victoire. C’est la raison pour laquelle Mustafa Kemal et son entourage avaient déjà soigneusement séparé le califat du sultanat au mois de novembre 1922. Ils avaient pu ainsi abolir le sultanat plus facilement : pour les espoirs de l’opposition, il « restait toujours » le califat.
Le 3 mars, L’Evénement publie un article très critique vis-à-vis de l’abolition imminente du califat, usant d’une rhétorique enflammée et se servant d’un argument courant chez les défenseurs turcs du califat :
« Avec le Calife qui disparaît, il ne faut pas l’oublier, une des garanties vitales de l’existence de la Turquie en Europe et la jeune république n’a plus une faute à commettre si elle ne veut pas être définitivement rejetée en Asie malgré ses modernisations. D’un seul coup elle a dépassé le but.
Jusqu’à présent, les nations occidentales ont pu, par respect pour le symbolisme de la Ville Sainte, passer une éponge généreuse sur les fautes graves et répétées de ce peuple turbulent et parfois dangereux.
Mais maintenant, Constantinople ne représente rien, ce n’est même pas une capitale ! »
Le lendemain, toute la presse française annonce l’abolition définitive du califat ainsi que l’expulsion de la famille impériale ottomane de Turquie. Le 5 mars, le quotidien communiste L’Humanité publie un long commentaire élogieux sur le sujet, aux antipodes du ton critique de L’Evénement paru deux jours plus tôt :
« Il est impossible, à l’heure actuelle, de prévoir quelles seront les répercussions sur le monde musulman des décisions de l’Assemblée Nationale.
Aurons-nous un mouvement religieux de protestation et d’indignation ? La déchéance du sultan Nahid Eddine le 1er novembre 1922 n’avait guère amené de réactions dans le monde islamique…
Au lieu de susciter un mouvement de réaction religieuse dans l’islam il se pourrait que l’exemple des nationalistes turcs incitât les autres peuples d’Orient et d’Extrême-Orient à secouer le joug des impérialismes occidentaux. »
Le même jour, Le Petit Journal constate dans sa Une :
« Le raisonnement de Moustapha Kemal pacha et de ses partisans est des plus simples. Ils veulent faire de la Turquie une nation moderne et européenne, entièrement indépendante des grandes puissances occidentales, indépendantes des autres puissances de l’Islam, et détachée de tous liens avec l’ancienne Turquie des sultans.
Alors que les nouveaux gouvernements cherchent en général à se rattacher à la tradition de leur pays et à se faire des amitiés et des alliances, la jeune république turque ne pense qu’à couper tous les liens avec le passé et montre comme une soif d’isolement. »
Toujours le 5 mars, Le Petit Parisien, qui souligne l’importance historique de l’événement en titrant son commentaire « L’abolition du califat est pour l’islam une date historique », revient justement sur les objectifs politiques derrière cette décision :
« C’est d’ailleurs la crainte que la dynastie ne se servit du califat pour tenter de reprendre le pouvoir temporel qui a inspiré la mesure dont les républicains ont pris l’initiative et qu’ils ont fait adopter.
Mais ils ne s’en sont pas tenus à la destitution et au bannissement d’Abdul Medjid et des trente-deux princes et trente-sept princesses composant sa famille. Ils ont en outre fait voter par l’Assemblée la suppression du ministère des Cultes et des fondations pieuses et enfin l’unification de l’enseignement, c’est-à-dire la suppression des écoles religieuses turques.
Une vague d’anticléricalisme passe, on le voit, sur la Turquie nouvelle et on s’explique désormais plus nettement les vexations dont ont récemment fait l’objet des établissements scolaires étrangers et contre lesquelles les représentants de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie ont dû formuler une protestation commune. Presque tous ces établissements étant dirigés par des religieux, on peut s’attendre par suite à voir invoquer, par le gouvernement d’Angora, cette mesure générale, pour légitimer l’action des autorités locales à leur égard. »
Le Petit Parisien voit bien ce qui est alors réellement en jeu. L’abolition du califat et la fermeture des madrasas comme des couvents procèdent en effet d’une obsession sécuritaire de l’élite républicaine concernant l’indépendance du pays. Ces mesures de laïcité sont également destinées à mettre sous contrôle gouvernemental les très nombreuses écoles étrangères présentes sur le sol du nouvel Etat.
Ce mariage de nationalisme républicain et de laïcisme caractéristiques de la Turquie nouvelle trouve un écho positif chez les socialistes français. Ce commentaire de François Crucy, pseudonyme de Maurice-François-Marie Rousselot (1875-1858), paru dans L’œuvre du 6 mars exprime bien les tensions idéologiques entre les notions de socialisme et de nationalisme dans un contexte français :
« Conséquence immédiate : les établissements d’instruction tenus par des étrangers doivent, comme les établissements turcs, dépouiller immédiatement tout caractère religieux.
Là-dessus, les dépêches de source anglaise nous montrent le corps diplomatique sens dessus dessous et tous les représentants alliés en Turquie, conduits par le représentant du Vatican, s’en allant protester auprès du gouvernement turc contre une circulaire qui prescrit à la fois la suppression de tout emblème religieux et de toute instruction spécifiquement religieuse dans les écoles.
Si cette nouvelle, telle que donne le correspondant diplomatique du Daily Telegraph, est exacte, on se demande au nom de quels principes le gouvernement de la République Française ne veut pas, pour sa part, que, ce qu’il fait chez lui, la République turque le fasse aussi chez elle. »
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Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, où il anime un séminaire sur l’histoire de la presse ottomane aux XIXe et XXe siècles. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.