1787 : aux sources de la crainte des « Illuminati »
Les fantasmes sur les sociétés secrètes n’ont pas attendu le XXIe siècle pour irriguer la presse française. Les Illuminés de Bavière ont ainsi inspiré des thèses particulièrement échevelées.
Les Illuminés de Bavière est le nom d’une société secrète fondée en 1776 par le professeur de droit Adam Weishaupt à Ingolstadt, dans le royaume de Bavière. Partout en Europe, la secte suscite une sidération peu commune au moment de son interdiction, au terme de quelque dix années d’activité. L’organe de presse du Royaume de France, La Gazette, relaie dès 1787 l’inflexible répression contre ses membres.
« On continue, dans la Bavière, les poursuites les plus rigoureuses contre les associations des Illuminés.
Un ordre de l’Électeur, en date du 16 août, porte : que les enrôleurs pour ces associations seront poursuivis criminellement & punis de mort, sans distinction de personnes & de conditions ; les enrôlés perdront leurs biens & seront chassés des États de l’Électeur. »
En pleine Révolution française, en 1791, Le Moniteur universel persévère : le ver serait toujours dans le fruit bavarois. Des rumeurs bruissent sur la survie des Illuminés et de leur idéologie, sur leurs liens supposés avec la franc-maçonnerie, et pire encore, sur l’influence de leur pensée apocalyptique sur le cours de la Révolution elle-même.
En 1798, Le Moniteur universel traduit un article exalté, aux sources obscures, tiré d’un journal anglais s’employant à disséquer l’effrayant « projet » des Illuminés.
« Dans le printemps de l’année 1776, il se forma à Ingolstadt, ville de Bavière célèbre par son université, une société qui dans ses commencements n’était composée que de quelques professeurs de collèges et d’étudiants, et semblait être une imitation de l’ordre des francs-maçons, dont il y a plusieurs associations dans d’autres académies d’Allemagne.
Le fondateur de cette société ci-dessus mentionnée, était un nommé Adam Weishaupt, professeur à Ingolstadt, et ses membres furent appelés Illuminés.
L’objet de cette institution était le renversement de la religion chrétienne et des gouvernements existants, ainsi qu’il paraît par une lettre du professeur Weishaupt, écrite en 1778 à M. Zwalh, conseiller aulique, un de ses premiers disciples, dans laquelle il s’exprime ainsi :
“Vous verrez renaître et s’établir par degrés un nouveau système de morale, d’éducation et de religion ; et si nous continuons comme nous avons commencé, notre pays sera bientôt à nous : le but de notre ordre est la liberté.” »
À la suite de quoi l’article saute le pas, et impute les événements français de 1789 aux seuls Illuminés, retirant au passage toute latitude à un peuple de France supposément hypnotisé par ces préceptes fous.
« La semence de cette doctrine ne pouvait manquer de prendre racine et de fleurir au point où nous l’avons vue en 1789 chez un Peuple porté à se croire opprimé, et d’ailleurs assez corrompu pour adopter avec facilité les principes de l’irreligion, et la fausse politique des philosophes.
L’effet de ces principes, si semblables à ceux des illuminés, a été la destruction de toute religion et de tous les rangs en France ; en un mot, le renversement du trône et de l’autel qui a suivi immédiatement. »
L’origine de la rumeur est évoquée dans une édition du Publiciste de la même année : les voyages en France en 1787 de Johann Bode, journaliste bavarois partisan des Illuminés.
« Bode avait fait des voyages à Paris peu d’années avant la Révolution : c’en fut assez pour établir l’opinion que Bode & ses amis d’Allemagne avaient été les coopérateurs des jacobins de France pour une révolution générale, tendant à républicaniser toute l’Europe.
Les amis particuliers de Bode à Paris avaient été les fermiers généraux Bondi & Lavalette, guillotinés avec Lavoisier & leurs autres anciens amis ; la seule loge qu’il y fréquenta fut celle des Amis réunis. »
L’article anglais lui prête également des échanges avec Mirabeau, Condorcet, Lafayette, en une véritable tournée des grands ducs maçons qui auraient étendu la profane emprise sur tout le territoire français.
Plus que relayée, la thèse s’enrichit de ramifications complexes et d’une véritable mythologie occulte dans l’ouvrage fondateur de l’influence supposée des Illuminés sur la Révolution Française, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme. Cette somme paranoïaque et conspirationniste avant l’heure est rédigée par l’abbé Augustin Barruel ; s’y croisent Templiers, Francs-Maçons, membres de l’ordre de la Rose-Croix et Illuminés – plusieurs fois nommés « Illuminati » –, tous machinant inexorablement contre la Royauté et l’Église.
Au moment de la Restauration, en 1817, La Quotidienne chronique (d’un œil moqueur) la parution d’une version abrégée des Mémoires.
« Renverser tous les gouvernements, dissoudre toutes les sociétés, raser les villes, et convertir toutes les nations en peuplades nomades, tel était le dernier but de ce chef des illuminés.
On ne peut contester à cet insensé une sorte de génie, une profonde habileté dans le plan de sa vaste association et dans les moyens préparatoires qui devaient le conduire lui et ses adeptes, au succès de son infernale entreprise.
L’image de la mort, le jeu des spectres, les breuvages de sang, les lampes sépulcrales, les voix souterraines, tout ce qui peut effrayer l’imagination et la faire successivement passer de la terreur à l’enthousiasme, était mis en usage dans les antres de l’illuminisme. »
En 1882, l’évêque de Grenoble Mgr Armand-Joseph Fava, poursuit le travail de construction légendaire entamé par l’abbé Barruel avec la publication de son Discours sur le secret de la Franc-Maçonnerie. Le texte, sans surprise, revient généreusement sur le rôle soi-disant primordial des Illuminés et son « influence sataniste » sur la marche cachée des civilisations européennes.
L’homme d’Église entame sa veille dans les colonnes du Journal des villes et des campagnes, en dressant un parallèle pour le moins audacieux et fantaisiste entre la pensée de Weishaupt et les événements de la Commune.
En 1887, dans L’Univers, l’inflexible ecclésiaste poursuit ses invectives de sensibilisation, sur un ton sensiblement plus fiévreux. En 1895, on remarque qu’il n’a rien perdu de sa ferveur et ajoute une dose d’antisémitisme à ses diatribes, probablement sous le joug des passions suscitées par les remous de l’affaire Dreyfus.
Après ces deux barouds nourris à la crainte de voir l’ordre religieux disparaître, la théorie de l’implication des Illuminés refait quelques apparitions éparses dans la première moitié du XXe siècle dans des publications traditionalistes telles que La Croix, L’Action française, ou encore Le Figaro. Cependant, la théorie s’étiole et n’évoque plus, à terme, que la peur séculaire de la franc-maçonnerie.
Qu’importe : la légende des Illuminati, projection cathartique et terrifiée de la philosophie des Lumières, était née.