1830-1849 : La France découvre les mormons
Au mitan du XIXe siècle, partagée entre crainte, fascination et moquerie, la presse française découvre cette « nouvelle secte religieuse » venue d’outre-Atlantique.
Il y a un an, l’Église mormone inaugurait à Versailles son premier temple en France métropolitaine, sur fond de polémiques. Quatrième religion aux États-Unis, l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers jours – sa dénomination officielle – est implantée dans le monde entier et revendique 16 millions de membres. Qui sont les mormons ? C’est la question qui semble captiver la presse française depuis le premier article paru à la fin des années 1830.
Ainsi, le Journal des débats politiques et littéraires évoque cette « nouvelle secte religieuse » composée de « fanatiques inoffensifs ». Inoffensifs ? Les avis sur la question divergent. Objet de crainte, de fascination ou de moqueries, l’Église mormone l’est toujours près de deux siècles plus tard.
L’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours a été fondée en 1830 dans l’État de New York par Joseph Smith, son prophète autoproclamé. Elle est considérée par ses membres comme une religion révélée. Joseph Smith affirme en effet tenir d’un ange nommé Moroni l’emplacement de plaques d’or gravées en « égyptien réformé ». Ces plaques, qu’il est chargé de traduire à l’aide de deux pierres magiques, constituent en quelque sorte un « troisième testament » : le Livre de Mormon. Le texte relate l’exode de tribus d’Israël en Amérique et légitime ainsi le projet de Smith : fonder la Jérusalem du Nouveau monde.
Le journaliste de La Quotidienne, comme nombre de ses collègues, ne perd pas une si belle occasion d’ironiser.
« Le métier de prophète nous paraissait tellement discrédité, que nous l’aurions mis au-dessous des étranges professions que de temps à autre révèle la Gazette des Tribunaux, telles que préposé aux hannetons, aux trognons de pommes, promeneur de chiens convalescents, etc. ;
Le Livre de Mormon et des Mormonites nous prouve que chez nos voisins, cette profession offre encore quelque profit.
L’auteur de ce galimatias est un Américain du nom de Smith ; il consacre plus de 700 pages à raconter force révélations ; il prétend les tenir d’un ange, mais cet esprit céleste paraît encore plus ignare qu’il n’est permis de l’être à un simple mortel qui veut tenir une plume ; il se rend coupable de certains anachronismes effrayants, et il parle quelque part de la boussole de façon à démontrer qu’il ne sait ce qu’il dit. »
Les premières années de l’Église sont marquées par de violentes tensions entre les communautés mormones et les habitants des États où ils s’implantent. Dangereux fanatiques pour certains, victimes du sectarisme des populations locales pour d’autres, les mormons sont chassés de l’Ohio au Missouri, puis du Missouri à l’Illinois où en 1839 ils fondent Nauvoo, destinée à devenir leur ville sainte. Ils y bâtissent un temple, « sur le sommet d’une colline, d’où l’œil plane dans toutes les directions sur un panorama d’une étendue de plus de 25 milles ».
C’est « le plus grand édifice qu’on rencontre dans les États de l’Ouest », affirme le journaliste du Constitutionnel non sans admiration.
En 1844, après plusieurs arrestations et évasions, Joseph Smith et son frère sont assassinés par la foule dans la ville de Carthage, en Illinois. La presse française se fait le relais des persécutions et semble cette fois déplorer unanimement le calvaire des mormons.
« Les avis de l’État de l’Illinois, où s’est principalement établie la secte religieuse des mormons, annoncent que de nouvelles persécutions se sont organisées contre eux.
Leurs adversaires résolus de les chasser de l’État marchent contre eux le fer à la main et brûlent partout leurs demeures et leurs propriétés.
Les femmes et les enfants ne sont pas épargnés, et rien n’est plus affligeant, dit une correspondance de New York, que l’état actuel de ces malheureuses victimes du fanatisme religieux. »
En 1845, bien décidés cette fois à se retirer du monde, les pionniers mormons entreprennent leur exode final, qui les conduira à plus de 2 000 km jusqu’aux montagnes Rocheuses, qui constituent alors la limite occidentale des États-Unis.
Le Journal des débats chronique après-coup ce périlleux voyage.
« Cette dernière émigration, qui est sans contredit la plus extraordinaire des temps modernes, commença dans le cours de l’année 1845. On évalue à plus de cinquante mille le nombre des créatures humaines, hommes, femmes, enfants, vieillards, qui se lancèrent à l’aventure avec leurs troupeaux dans les solitudes des Prairies.
Comme on devait s’y attendre, cette émigration fut accompagnée de malheurs épouvantables. N’ayant que leurs troupeaux pour vivre, ils furent d’abord obligés de se disperser pour trouver des pâturages ; attaqués par les Indiens, décimés par les maladies, ils jonchèrent la route de leurs morts.
Quelques colonnes, surprises par les neiges au milieu de déserts où il était impossible de trouver des ressources alimentaires, disparurent complètement au milieu de souffrances inouïes. »
En 1849, à la surprise générale, ceux qu’on croyait décimés par la famine et la maladie font parvenir une épître des bords du Grand Lac Salé où ils se sont établis. Ils y invitent « les Saints répandus sur toute la terre » à venir les rejoindre.
Deux mois plus tard, le correspondant de la Tribune de New York découvre la toute nouvelle ville de Salt Lake City « après une marche de 1 200 milles à travers un désert inculte ». Il décrit cette nouvelle Terre promise – « pas moins qu’un paradis » – avec une ferveur toute biblique.
« Les pentes de la table qui ferme la vallée étaient couvertes de troupeaux de moutons, de vaches et de chevaux, dont la vue nous rappelait nos campagnes et la civilisation que nous avions cessé de voir depuis longtemps.
Les champs et les maisons s’apercevaient à peine dans le lointain. Devant nous, dans la vallée, des milliers de maisons de bois ou de briques séchées au soleil couvraient un espace aussi vaste que la ville de New York. […]
La vue de toutes ces preuves de culture au milieu des bois nous transporta de plaisir et d’admiration. Les uns se mirent à pleurer, les autres poussèrent trois cris de joie, d’autres se prirent à rire, à courir, à danser follement, et tous éprouvèrent un inexprimable sentiment de bonheur à se retrouver une fois encore dans des lieux qui respirent une civilisation avancée. »
Il conclut ainsi, avec un ravissement qui fait douter de son retour à New York :
« Les mormons ne sont pas morts, et l’esprit qui les agitait les anime encore ; je me trompe, ou l’esprit qui les anime est noble, entreprenant et démocratique. Il peuplera ces montagnes d’une race d’hommes indépendants, et cent générations passeront avant qu’il ait cessé d’influer sur les destinées de notre pays et du monde.
Les mormons paraissent, quant à leur religion, pleins de dévouement, de charité, de franchise ; en politique, ils se montrent hardis, entreprenants, résolus ; dans le cercle de la famille, ils sont doux, affectueux, heureux, et dans l’industrie, pour l’adresse et l’intelligence je ne leur connais que peu de rivaux, et je ne leur connais pas un maître. »
À l’époque, l’aspect communautaire de la doctrine mormone fait des émules jusque dans les rangs de mouvements qui peuvent aujourd’hui sembler aux antipodes de ces fervents conservateurs.
Les icariens, utopistes communistes et chrétiens disciples d’Étienne Cabet, sont parmi les premiers Français à s’intéresser au mormonisme, à l’image de Louis Auguste Bertrand, rédacteur du journal Le Populaire. Dans un article paru en mai 1849, il qualifie l’Église mormone de « société communiste américaine » et loue « le dévouement et l’amour fraternel de ses nombreux adeptes ». Bertrand sera l’un des premiers convertis français.
Amusante correspondance, ce sont les icariens qui, à l’expulsion des mormons, reprendront la ville de Nauvoo pour y établir leur cité idéale.
Entre 1847 et 1869 – date d’achèvement du chemin de fer transcontinental – 86 000 pionniers se rendront, à pied ou en chariot, dans la vallée du Grand Lac Salé.