Léo Taxil, polémiste génial, anticlérical radical et roi de la fumisterie
À la fin du XIXe siècle, la carrière littéraire de Gabriel Jogand-Pagès, ou Léo Taxil, ne fut qu'une succession de canulars toujours plus élaborés. Jusqu’à réaliser une impensable mystification à grande échelle.
Au début de l'année 1872, l'auteur comique Victorien Sardou fait parler de lui avec un vaudeville en 5 actes, « Rabagas », satire sans grande nuance moquant un petit cercle de révolutionnaires arrivistes. Six mois plus tard, les cafés-concerts marseillais vibrent de la parodie de cette pièce. Celle-ci est intitulée « Debrayas », et s’avère assez logiquement – et assez farouchement – anti-monarchiste.
Son auteur n'a que 18 ans, et ce n'est que son premier coup d'éclat dans le domaine du retournement idéologique particulièrement lucratif. Très vite, le jeune homme se fait une place de choix parmi les ennemis jurés des « bigots » du sud-est de la France.
« Un journal satirique, intitulé la Marotte, et qui ne paraissait qu'une fois par semaine, a été saisi ce matin entre les mains des vendeurs ambulants et dans tous les kiosques.
Cette feuille anodine, rédigée dans un sens très libéral, attaquait en riant les hommes de la réaction cléricale et faisait rire ses lecteurs aux dépens des bigots.
Le parquet, défenseur austère des doctrines ultramontaines, a immédiatement exercé des poursuites, et j'apprends que le gérant et l'imprimeur de l'organe charivarique auront à répondre, aux assises prochaines, du délit d'outrage à la morale religieuse qui leur est imputé. »
Dès lors, les écrits de Taxil sont traqués, la moindre de ses brochures saisie, ses pièces interdites. En 1876, âgé de 22 ans, il quitte momentanément le territoire français suite à une condamnation sous forme de dommages et intérêts.
Son exil sera cependant de courte durée. À son retour, il fonde le successeur de La Marotte, l’hebdomadaire satirique Le Frondeur, avec à cœur de toujours taper sur les cibles mondaines et haut-placées – ou aussi souvent, « soutanées ».
Il persiste et signe contre cette cible de prédilection, notamment avec la publication en 1879 de son premier Almanach anti-clérical, soutenu par une partie de la presse républicaine, sceptique vis-à-vis du dogme catholique – et de toutes les « superstitions ». La France, rachetée quatre ans plus tôt par le libéral Émile de Girardin, en donne ainsi un compte-rendu enthousiaste.
« Nous ne saurions trop recommander au public cette courageuse publication, unique dans son genre, dans laquelle l'auteur, M. Léo Taxil, un de nos plus sympathiques confrères, frappe à coups redoublés le monstre de la superstition, et, soit par des articles de discussion à l'emporte-pièce, soit par des plaisanteries joyeusement moqueuses, démontre les dangers du cléricalisme. »
Sa publication suivante, dans le même ton et sobrement intitulée À bas la calotte !, lui vaudra d'être une nouvelle fois cité à comparaître en Cour d'assises. Il en sortira acquitté.
Il poursuit son combat politique dans un nouveau journal, L'Avant-garde démocratique, ou dans plusieurs brochures insolentes comme la controversée Chasse aux corbeaux, qui attire l’attention du Garde des sceaux. Son acharnement antireligieux finit par être récompensé, et cette fois-ci, en très haut lieu.
« Sa Sainteté le pape a jugé bon d'excommunier un journaliste. Elle a traité M. Léo Taxil – c'est le journaliste en question – plus grandement que Pie VII n'avait traité Napoléon 1er. Celui-ci, en effet, fut excommunié in divinis, c'est-à-dire sans promulgation de la sentence.
La cour de Rome a mieux fait les choses pour M. Léo Taxil. Il y a eu un bref solennel. Calchas ne s'est pas contenté d'agiter les foudres dans la coulisse : il a lancé son tonnerre du haut de la chaire de saint-Pierre, en grand appareil.
L'événement, pourtant, n'a pas fait retourner le monde, tant est invétérée cette perversité particulière à notre époque, qui s'appelle l'indifférence ! »
Mission accomplie ? Loin s'en faut. Le coquin Taxil publie pamphlets sur pamphlets, dont le tonitruant Les Amours Secrètes de Pie IX, jusqu'au mitan de l'année 1885, où il annonce... sa conversion. Le XIXe siècle relaie une nouvelle fois l’information, mais cette fois sans cette forme de complaisance amusée qui caractérisait les précédents papiers concernant Taxil.
« M. Maurice Jogand, qui s'est tristement illustré sous le nom de Léo Taxil par des publications obscènes déguisées sous couleur de libre-pensée, vient d'abjurer ses erreurs. Il est rentré dans le giron de l'Église ; du moins on l'assure.
Cette conversion ne nous surprend pas. M. Léo Taxil avait attaqué la religion avec trop de fureur fanatique. Son fanatisme s'est retourné. Nous connaissons beaucoup de révolutions de conscience semblables.
C'est en revenant d'un congrès anticlérical tenu à Rome et sur la route de Marseille à Lyon que l'impie a été touché de la grâce. Il a tout de suite fait amende honorable entre les mains d'un prêtre.
Mais l'absolution que cet ecclésiastique a pu accorder à son pénitent inattendu ne peut être que provisoire. M. Léo Taxil a été frappé par le pape d'excommunication majeure. C'est le pape seul ou le grand pénitencier qui peut le relever de cette sentence d'anathème. »
Il opère son mea culpa médiatique dans Confessions d'un ex-libre penseur. Il part alors pour plusieurs pèlerinages à Rome, et obtient l'absolution du souverain pontif lui-même.
Ses forces se dirigent à présent vers ce qui semble être un nouvel ennemi : la franc-maçonnerie, organisation ennemie tacite du saint-Siège. Léo Taxil s'engouffre dans la brèche avec voracité et édite sur une durée de deux ans un roman-feuilleton en 24 fascicules, Le Diable au XIXe siècle, dans lequel, comme nombre de catholiques réactionnaires – et adeptes de thèses proto-complotistes – d’alors, il établira un « lien » prétendument manifeste entre Révolution française et franc-maçonnerie.
Plus les mois passent et plus Taxil s’aventure loin dans sa nouvelle détestation, décrivant la franc-maçonnerie comme un culte luciférien, le « palladisme », et établissant les frontières floues d’un « complot mondial » diligenté par deux « maîtresses de démons », Diana Vaughan et Sophie Walder, dans des révélations fantoches d'orgies au cours desquelles le prince des ténèbres lui-même serait venu jouer du piano, grimé en reptile.
Léo Taxil entretient le doute sur la véracité de ses écrits en endossant la personnalité de Diana Vaughan, avec l'assentiment d'une homonyme américaine. La saga se vend merveilleusement, sans abuser toutefois d’une poignée de lecteurs attentifs.
Puis, une enquête menée en 1897 par le grand quotidien Le Matin l'accule à la divulgation du pot-aux-roses, et au caractère totalement fictionnel de ses écrits à propos des improbables « démons » de la franc-maçonnerie. Il s’agissait bien d’un nouveau piège, démesuré et génial.
« L'extraordinaire et colossale fumisterie organisée par M. Léo Taxil avec un art et une science sans pareils mérite vraiment d'arrêter quelques instants l'attention.
La fabuleuse histoire de Diana Vaughan vaudra sans conteste à son auteur la palme des mystificateurs ! L'illustre Sapeck n'existe plus à côté de Taxil.
D'autant que cette grosse plaisanterie a duré douze années et que pendant douze ans des milliers de catholiques y ajoutèrent foi comme à un chapitre de l'Évangile. »
Pourtant aujourd’hui, parmi les historiens deux hypothèses se chevauchent : soit, comme il le prétend, Léo Taxil aurait tout inventé dans l’idée de ridiculiser la France de son temps, et serait en conséquence le plus grand auteur de canulars de son siècle – et même, probablement, du suivant. Soit il n'est au fond qu'un Rabagas, du nom du personnage opportuniste de Victorien Sardou qu'il s'était amusé à détourner plus de deux décennies plus tôt, à l'âge de 18 ans.
Mais dans les deux cas, Taxil mérite largement ce titre : celui d’invétéré roi de la fumisterie.
–
Pour en savoir plus :
Jacqueline Lalouette, Dimensions anticléricales de la culture républicaine (1870-1914), in: Histoire, économie et société, 1991, via persee.fr
Jacqueline Lalouette, Les Anticléricaux contre les « prédiblagueurs », in: Revue des sciences religieuses, 2004, via persee.fr
Léo Taxil, La Bible amusante pour les grands et les petits enfants, 1882, via gallica.fr