Interview

Traces divines ? Une histoire des suaires du Christ

le 07/07/2024 par Nicolas Sarzeaud, William Blanc
le 18/06/2024 par Nicolas Sarzeaud, William Blanc - modifié le 07/07/2024

Conversation avec l’historien Nicolas Sarzeaud au sujet des célèbres – et ô combien polémiques – « saints Suaires », censés figurer dans un drap de lin les traces du martyre de Jésus-Christ.

Le suaire de Turin défraie souvent la chronique. On l’évoque ainsi régulièrement dans la presse française de la Belle Époque pour débattre de son authenticité. A-t-il oui ou non enveloppé le corps du Christ après la crucifixion ? Y voit tout comme imprimé dessus son visage ?

Pour y voir plus clair, l’historien Nicolas Sarzeaud avec son livre Les Suaires du Christ en Occident (Cerf, 2024) est remonté aux sources de cette fascination, dans ce Moyen Âge où s’inventent non pas un suaire, mais des suaires, dont l’apparence et les usages changent constamment jusqu’à nos jours.

Propos recueillis par William Blanc

Retronews : Quand apparaissent les premiers suaires ?

Nicolas Sarzeaud : Assez tard dans l’histoire des reliques. Si les fragments de la Vraie Croix sont évoqués dès les IVe et Ve siècles, il faut attendre l’époque carolingienne pour qu’on voie des mentions de fragments de suaire dans les sources. Ces objets se multiplient ensuite à partir du XIe siècle où cette fois, il n’est plus seulement question de bouts de tissus, mais de linges entiers et blancs.

Cela s’explique de deux manières. La première est associée à la légende de Charlemagne, dont on affirme alors qu’il serait allé à Jérusalem et aurait ramené des reliques de la Passion. Pour les princes des XIe-XIIIe siècles, par exemple pour les Capétiens qui promeuvent le Suaire de Compiègne, avoir de telles reliques, se montrer à côté d’elle pendant leurs ostensions, permet de revendiquer une filiation avec l’empereur.

D’emblée, vous parler de suaires au pluriel, phénomène qu’illustre bien une carte de votre livre [voir ci-dessous]. Comment comprendre cette multiplicité ?

J’en viens à la seconde hypothèse, qui explique sans doute également l’apparition de nombreux suaires au XIe siècle. En effet, c’est à cette époque qu’a lieu la première grande controverse à propos de l’eucharistie et de la présence réelle du corps du Christ dans l’hostie. Un synode romain de 1050 tranche, en affirmant que l’hostie consacrée n’est pas seulement symboliquement le corps du Christ, mais aussi réellement, et donc que celui-ci est susceptible d’être partout à la fois. Il y a donc un élan de démultiplication des objets sacrés et l’idée que le Christ peut être présent dans de nombreux endroits en même temps : je pense que les suaires en bénéficient.

Il faut ajouter que la Bible est confuse quand il s’agit des tissus associés au corps du Christ. Les trois premiers évangiles disent ainsi que Jésus a été enveloppé dans un « sindon », ce qui, en latin, veut dire un linge en lin, au singulier. Mais l’évangile de saint-Jean parle lui de plusieurs linges, et emploie d’autres termes au pluriel pour les décrire : « sudarium » et « linteamina ». Donc d’emblée il y a cette tension entre le singulier et le pluriel. Elle est résolue par Augustin de manière assez maline en expliquant que le mot « sindon », en grec, pouvait désigner plusieurs tissus : aussi, la description de Jean serait la bonne, avec un « sudarium» recouvrant la tête du Christ, et des linges, indéfinis, autour de son corps.

Au Moyen Âge, on transforme encore cette interprétation : il y aurait un suaire sur la tête et un grand linge de corps qui reprend l’appellation « sindon » : dès lors, une dizaine de sanctuaires affirme ainsi posséder des fragments de chacun des deux. Toutefois, c’est le terme générique de « sudarium » qui s’impose, rapidement traduit en « suaire » en langue vernaculaire, pour désigner un unique linge en lin enveloppant tout le corps. Cela correspond au type de linge utilisé pour envelopper les défunts à l’époque.

Et puis, ces objets peuvent même se démultiplier par miracle. J’aime beaucoup le cas du suaire de Lisbonne, datable autour de 1510-1520. Des sources du XVIIe racontent que des peintres chargés de reproduire sur toile le suaire de Chambéry-Turin n’y arrivent pas parce qu’il est trop fantastique, parce qu’ils sont écrasés par sa beauté et sa divinité. Ils décident donc d’aller prier et, à leur retour, le tissu s’est dédoublé miraculeusement de sorte qu’il y a deux suaires et qu’on ne peut pas les discerner. Au final, les Lisboètes, ne sachant dire quel est le véritable linge, finissent par affirmer que si la copie est miraculeuse, c’est que Dieu a donné son accord pour que le suaire soit vénéré à deux endroits différents.

Les suaires ont-ils toujours la même apparence ?

Non, pas du tout. Au XIe siècle, les suaires sont complètement blancs et faits de lin. Le choix de cette matière s’explique facilement. Dans une ancienne tradition qui remonte à la culture hébraïque, c’est une fibre sacrée parce qu’elle est végétale et non animale. Par ailleurs, elle renvoie à l’humilité, au fait que ce qui sort de la terre doit y retourner. De plus, avant les procédés modernes de blanchiment de la laine ou du chanvre, le lin était la seule fibre pour laquelle on pouvait obtenir une blancheur presque parfaite sans teinture. Cette caractéristique permet de l’associer à la pureté du Christ, et par extension au sacré. Les linges d’autel sont faits de cette matière, et elle est aussi très importante dans la vêture du prêtre.

Donc, il y a toutes les raisons du monde pour qu’au cœur du Moyen Âge, les suaires soient d’un lin blanc immaculé. Et c’est bien le cas. Il existe ainsi plusieurs dizaines de suaires au début du XIVe siècle. Tous sont blancs, et aucun ne porte de tache.

« Les fidèles s’interrogent peu à peu sur l’apparence réelle du Christ. Problème : la Bible n’en donne aucune description. C’est là qu’intervient notre suaire parce qu’il permet d’offrir une image figurative de Jésus. »

Dans ce cas, pourquoi soudain a-t-on constaté l’apparition d’un suaire maculé au XIVe siècle à la collégiale de Lirey, en Champagne ?

Il faut d’abord comprendre que le suaire maculé de Lirey, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de suaire de Turin, a été tout d’abord été présenté comme une image et pas comme une relique. Les propriétaires de l’objet demandent au pape le droit de l’exposer comme une « représentation du Suaire » et l’évêque de Troyes Pierre d’Arcis préconise de ne pas le montrer, racontant que l’image a été fabriquée pour « tromper les fidèles ».

C’est donc d’emblée un objet très controversé, sans doute parce que ce suaire ne ressemblait en rien à ceux auxquels les autorités ecclésiastiques étaient habituées. Il n’empêche que ce linge finit par s’imposer parce qu’il s’inscrit dans une évolution des représentations artistiques. La fin du Moyen Âge voit en effet se développer la pratique du portrait de monarques (comme celui de Jean II, par exemple). Naturellement, les fidèles s’interrogent aussi, peu à peu, sur l’apparence réelle du Christ. Problème : la Bible n’en donne aucune description. C’est là qu’intervient notre suaire parce qu’il permet d’offrir une image figurative de Jésus. Il entre également en résonance avec une autre évolution des mentalités chrétiennes. En effet, à partir du XIVe siècle, on a de plus en plus tendance à montrer le corps du Christ non plus triomphant, mais souffrant. On dépeint ses plaies sanglantes, qui sont autant de preuves de la passion et de son humanité.

Je précise toutefois que le suaire de Lirey-Turin n’est pas le seul linge où s’opère cette révolution des images du Christ. Son apparition coïncide aussi avec le développement de la dévotion autour de la Véronique (notamment à Rome), nom qui désigne un tissu sur laquelle se serait imprimé le visage du Christ alors qu’il montait au calvaire. Je fais l’hypothèse que le suaire de Lirey constitue une sorte d’hybridation entre les suaires blancs du tombeau et la Véronique, hybridation d’autant plus facile que la Véronique est également décrite comme un « sudarium » dans les sources médiévales.

Pourquoi le suaire de Lirey est-il transporté à Turin ?

D’abord, il est acheté au milieu du XVe siècle par les ducs de Savoie, qui y voient une source de prestige. À cette époque, plusieurs souverains possèdent des reliques du Christ dans leur palais. Les Capétiens ont ainsi installé les leurs dans la Sainte-Chapelle à Paris. Les ducs de Savoie les imitent et placent le suaire dans la Chapelle de leur château de Chambéry. Peu à peu apparaît une tension entre les dimensions privées et publiques de la relique. Celle-ci est d’abord l’objet des ducs de Savoie. Ils la transportent dans leur déplacement, dans leur bagage en fait, ce qui leur permet d’avoir toujours le Christ auprès d’eux. Mais très vite, ils comprennent la valeur politique de cet objet et n’hésitent pas à la montrer au grand public, en leur présence.

Ce type de démonstrations va atteindre son paroxysme au cours du XVIIe siècle dans leur nouvelle capitale de Turin. On monte des gradins sur la place du château, on invite des ambassadeurs, des légats du pape, et le Duc ouvre lui-même le reliquaire pour que l’assistance puisse voir le suaire au plus près. On organise également une grande procession pour que le suaire soit visible partout dans la ville. Durant certaines d’entre elles, le suaire est placé sous un dais, symbole de majesté, et, en miroir, le duc le suit, lui aussi sous un dais. Tout cela constitue une grande épiphanie qui montre à la fois à la puissance de l’État savoyard et sa catholicité, à une époque où l’hégémonie de Rome est remise en question par les protestants.

Ceux-ci se montrent en effet très critiques à l’égard des suaires.

Tout à fait. Dans son Traité des reliques, publié à Genève en 1543, Calvin ironise sur l’improbable multitude de fragments de la « vraie Croix » et des suaires, dont il énumère une douzaine d’exemplaires et dit : « Quiconque estime le suaire être en un certain lieu, il fait faussaires tous les autres qui se vantent de l’avoir. »

« Officiellement, l’Église ne reconnaît toujours pas le suaire de Turin comme une relique, mais comme une image. Il n’empêche que cela n’arrête pas les dévotions, pas plus que la datation au carbone 14 effectué en 1988, qui prouve que le suaire est bien d’origine médiévale. »

Venons-en à l’époque contemporaine. Quelle évolution voit-on dans la dévotion du suaire à partir du XIXe siècle ?

Après une perte de popularité, le suaire revient sur le devant de la scène grâce à la photo. Une première image est prise en 1898 par Secondo Pia, et c’est surtout le négatif qui fait apparaître le plus clairement le visage sur le suaire. Aussi, c’est lui qui capte le plus l’attention du public. Il faut dire qu’à cette époque se diffuse tout un imaginaire quasi-fantastique autour de ces progrès des techniques d’imagerie. Les clichés radiologiques rendent visibles l’invisible, on affirme que la photographie peut faire apparaître l’esprit des défunts, et on retrouve très vite le terme de miracle pour désigner le procédé qui permet de révéler les traits de Jésus sur le suaire. La technologie vient donc au secours de la croyance. C’est elle qui permet de montrer le plus précisément le visage du Christ. C’est elle qui permet que l’image soit reproduite en très grande quantité et qui garantit à tout un chacun d’avoir un portrait du Christ en photo chez lui.

On assiste ainsi au XXe siècle à un double phénomène. L’image du suaire devient plus importante que l’objet. D’ailleurs, c’est bien le négatif qui est régulièrement représenté dans la presse, comme ici dans cet article du Figaro daté de 1938. Cela n’empêche pas du tout la dévotion à l’objet original. C’est même l’inverse. Mais c’est d’abord par les images et les copies qu’on arrive à la relique.

Ensuite, avec la photo, c’est désormais la technique moderne, et donc la science, qui est mobilisée pour attester de l’authenticité du suaire. Pour beaucoup, la photo révèle des détails qui font office de preuves. Dans À la page du 29 mars 1934, un chirurgien de l’hôpital Saint-Joseph à Paris affirme ainsi que le suaire est « un document authentique des souffrances du Christ ».

Aujourd’hui, quel est le statut de ces suaires hérités des siècles passés ?

Officiellement, l’Église ne reconnaît toujours pas le suaire de Turin comme une relique, mais comme une image. Il n’empêche que cela n’arrête pas les dévotions, pas plus que la datation au carbone 14 effectué en 1988, qui prouve que le suaire est bien d’origine médiévale.

Je constate en réalité que les autorités catholiques pratiquent de plus en plus les ostensions de différents suaires, et pas seulement celui de Turin. Il faut peut-être y voir une réaction à la sécularisation de nos sociétés. Montrer une relique, c’est également se montrer en tant que communauté et affirmer que le catholicisme est toujours bien présent. Dans ce cadre, les suaires ne sont plus seulement des reliques de la Passion, mais aussi des reliques de la religion traditionnelle.

Pour en savoir plus :

Nicolas Sarzeaud, Les suaires du Christ en Occident, Paris, Cerf, 2024

Pierre-Olivier Dittmar, « La mécanique des suaires », in : Groupe Image. Un carnet de recherche du Gahom (CRH-EHESS), 2012

Patrick Pecatte, « Véronique – figures et absences d’une sainte imaginaire », in : Déjà Vu, 2024