Mai 1794 : Robespierre fait célébrer le culte de l’Être suprême
À quelques semaines de sa chute, Maximilien Robespierre instaure un nouveau culte d’inspiration révolutionnaire et invite le peuple à adorer cette nouvelle divinité lors de festivités grandioses.
Dans le courant de l’été 1793, alors que la guerre civile dans l’ouest de la France s’ajoute aux désordres sociaux engendrés par la Révolution et à la crise économique qui touche l’ensemble du pays, le montagnard Maximilien Robespierre fait son entrée au Comité de salut public.
Pour mettre un terme au vif élan de déchristianisation que connaît la France à cette époque (notamment porté par l’aile gauche de la Montagne, les Hébertistes), Robespierre, qui n’aspire ni à la laïcité ni à l’athéisme, institue un culte révolutionnaire afin de cimenter la société autour de la République et des valeurs proposées par la Révolution. Tandis que tous les lieux de culte ont été fermés un an auparavant, en mai 1794 – floréal, an II –, il propose une nouvelle religion d’État, déiste et patriote : le culte de l’Être suprême.
Inspirée des idées humanistes des Lumières et d’une forme mutante de croyance déiste, cette nouvelle religion véhicule l’idée que l’âme de l’homme est immortelle et peut être sauvée par la « bonne morale ». Elle invite ainsi ses adeptes à croire en l’existence d’une divinité impersonnelle, « l’Être suprême », supposé créateur de l’univers.
Le 7 mai 1794, à l’initiative de Robespierre, la Convention édicte un décret, retranscrit dans les colonnes du Mercure Universel, par lequel « le peuple français reconnaît l’Être suprême et l’immortalité de l’âme ». Le journal annonce également la célébration de diverses solennités en l’honneur de la nouvelle divinité :
« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport du comité de salut public, décrète :
• Art. I. Le peuple français reconnaît l’existence de l’être suprême et l’immortalité de l’âme.
• Art. II. Il reconnaît que le culte digne de l’être suprême est la pratique des devoirs de l’homme.
• Art III. Il met au rang de ses devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien qu’on peut, et de n’être injuste envers personne.
• Art IV. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la divinité et à la dignité de son être. »
C’est le coup d’envoi de cérémonies fastes telles que la fête de l’Être suprême qui se déroule le jour de la Pentecôte selon le calendrier chrétien, le 8 juin 1794 (20 prairial an II) sous la houlette artistique du célèbre peintre Jacques-Louis David. Au même moment, de nouvelles lois de simplification des procédures judiciaires sont votées : c'est le début de la Grande Terreur.
Le Mercure Universel relate les préparatifs et la liesse populaire à la veille de cette grande manifestation, avec un enthousiasme sans doute imposé par les autorités.
« Cette fête digne à la fois de son objet et du peuple qui l’a célébrée, a présenté le spectacle le plus imposant et le plus majestueux ;
dès la veille tout semblait se disposer pour ce grand jour ; les rues n’étaient remplies que de citoyens et citoyennes qui revenaient de la campagne chargés de verdure, de fleurs, de branches de chêne, etc. ;
partout sur le devant des portes on voyait d’autres citoyens disposer, en chantant des airs patriotiques, des guirlandes et des couronnes, et avant la nuit, plusieurs portes étaient décorées. »
La fête de l’Être suprême se déroule en deux temps : dans un premier, le peuple est réuni aux Tuileries où il est invité, lors d’un cérémonial solennel, à rejeter l’athéisme.
Le déroulement de la manifestation est rapporté en des termes lyriques dans Le Républicain français :
« Une salve d’artillerie a annoncé au peuple d’aller se ranger au jardin national où les représentants du peuple étaient réunis sur un amphithéâtre embelli par l’emblème de toutes les vertus que la République honore dans ces fêtes décadaires. […]
Les législateurs de la République étaient debout sur cette estrade élevée contre un palais conquis sur le dernier de nos tyrans.
Sur les degrés qui y conduisent, étaient placés des chœurs d’une musique simple et majestueuse. L’air retentissait de chants adorateurs, lorsque le président de la Convention nationale a pris la parole. »
Après son discours adressé aux Français républicains, dans lequel il vante les notions de liberté et de vertu ainsi que l’adoration de l’Être suprême, Robespierre se dirige, un flambeau à la main, vers une effigie de l’athéisme qu’il enflamme de sa torche au son de cris d’allégresse, d’applaudissements et de « cantiques de joie ».
Puis la foule, dans une gigantesque procession, se rend à l'actuel Champ-de-Mars afin de reconnaître le « Grand Être » en tant qu’auteur de l’univers :
« Après cette première cérémonie, le peuple a conduit au champ de la Réunion le char triomphal de la liberté, sur lequel on voyait les instruments des arts utiles et les dons que la nature a versés sur le territoire français. [...]
Arrivé au champ de la Réunion, le peuple s’est rangé autour d’une montagne immense, devenue l’autel de la patrie. On y lisait éparses, les inscriptions suivantes :
• La révolution est fille du ciel.
• C’est la justice seule qui rend les hommes égaux.
• Le Dieu de la nature n’est pas le Dieu des prêtres […].
• Le véritable prêtre de l’Être suprême, c’est la nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vérité ; ses fêtes, la joie d’un grand peuple rassemblé pour resserrer les doux nœuds de la fraternité, et jurer la mort des tyrans. »
Enfin, après que les Parisiens eurent rejoint les représentants du peuple à la Convention, « un concert unanime de prières et de louanges retentit dans les airs, et les cris général, vive la République ! montèrent vers la divinité ». En réalité, cette cérémonie aurait suscité de nombreux rires et moqueries de la part des représentants du peuple, lesquels auraient en outre refusé de se plier au silence imposé et de marcher au pas.
L’effet spectaculaire de cette fête civique frappa toutefois vraisemblablement l’esprit du peuple de Paris, à ce point que le culte survivra à la chute de Robespierre un mois plus tard, le 9 thermidor an II, et sera célébré ponctuellement jusqu’au Directoire.
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Pour en savoir plus :
Monique Mosser, Le temple et la montagne : généalogie d'un décor de fête révolutionnaire, in: Revue de l’art, 1989, via persee.fr
Joost Rosendaal, Qui était l'Être Suprême pour les réfugiés bataves ?, in: Annales historiques de la Révolution française, 1989, via persee.fr
Jean-Clément Martin, L'âme et l'énigme de la Révolution, in: Robespierre, la fabrication d'un monstre, 2016, via cairn.info