Haine des catholiques sous le Troisième Reich : expression d'un « paganisme » nazi ?
Tout au long des années 1930, l’Église catholique allemande pâtit des mesures restrictives imposées par le régime. Derrière ces abus du Concordat, la presse française (et notamment de droite) voit l’avènement d’un paganisme völkisch prôné par une partie de l’élite nazie.
Au moment de la montée du nazisme à la fin des années 1920, la presse catholique française considère déjà le national-socialisme comme une forme de « paganisme ». La question de la nature de la foi des militants nazis est également posée non sans humour par les Juifs français dans L’Univers israélite, dès 1927 :
« Le général allemand Ludendorff vient de prendre une décision pour laquelle nous ne trouvons pas d’épithète. Il a annoncé, en effet, son intention d’abandonner l’Église parce que celle-ci reconnaît la divinité de Jésus, qui était juif.
Le vieux Ludendorff ne veut pas d’un “Jude” pour dieu.
Il a mille fois raison ! Il faut être logique, que diable ! Le foudre de guerre s’est souvenu qu’il existe un dieu de pure souche germanique : Wotan, le terrible Wotan qui, sans les opéras de Wagner, serait bien oublié aujourd’hui…
C’est donc désormais Wotan que Ludendorff invoquera, c’est à lui qu’il demandera la victoire pour l’Allemagne à la prochaine “fraîche et joyeuse”. C’est Wotan qui sera le dieu des racistes jusqu’au jour où un farceur prouvera que Wotan était juif, lui aussi. Et alors, Ludendorff ne saura plus à quel dieu se vouer. »
L’accusation de « paganisme » forgée à l’encontre de l’extrême droite allemande est donc ancienne. Cette accusation se fera de plus en plus virulente dans les milieux catholiques à la fois au fur et à mesure de la montée des tensions géopolitiques et de l’évolution anticatholique du régime national-socialiste.
Le néopaganisme nationaliste, profondément raciste, doit être vu comme un héritier d’une forme de romantisme politique, dans sa volonté de reconstruction d’un passé national, dans son refus de la modernité issue des Lumières, et dans son rejet à la fois de la Révolution française, de la révolution industrielle et du libéralisme. Il s’agit également d’un rejet du christianisme, vu comme une religion juive. Les textes phares de cette mouvance sont construits sur la certitude que la préhistoire germanique a été un « âge d’or », racialement pur et dirigé par des « prêtres savants ». Ce monde aurait été mis à mal par le métissage, supposé prôné par le judaïsme et le christianisme.
Cependant, si accuser le national-socialisme de paganisme est fréquent, il reste toutefois mensonger dans une certaine mesure : l’idéologie nazie était assurément antichrétienne, mais pas nécessairement néopaïenne. En effet, Hitler n’hésitait pas à critiquer le catholicisme, qu’il considérait comme une « religion de la souffrance : faible, molle et artificielle », un culte ayant imposé l’égalitarisme et le métissage. Il y voyait également dedans une religion juive. Ses propos devinrent de plus en plus critiques à compter de 1942, englobant le christianisme dans son ensemble, au fur et à mesure de l’évolution et de la radicalisation de la guerre.
Toutefois, si l’on doit chercher un lieu de théorisation et de formulation d’une nouvelle religion païenne, c’est du côté de la SS qu’il faut la chercher : Heinrich Himmler, le maitre de « l’Ordre noir », avait quitté officiellement le christianisme en 1936 et cherchait à inventer une religion païenne pour ses troupes. Surtout, il s’était entouré de cadres venant des milieux völkisch.
Les catholiques français regardent d’un œil inquiet les persécutions que subissent les catholiques allemands dès l’avènement du Troisième Reich en 1933. En effet, l’Église catholique est immédiatement attaquée, malgré la signature d’un Concordat censé protéger les catholiques allemands, minoritaires, des persécutions : il s’agirait selon les nazis d’une « dictature de droit canon », au système extravagant, à la liturgie étrangère, et surtout sous l’influence de l’étranger, Rome. Les prélats, dont le cardinal de Breslau, le cardinal Bertram, seront très rapidement considérés comme indésirables à Berlin. Pourtant, on peut percevoir des thématiques communes entre catholiques et nazis : conservatisme, antimodernité, anticommunisme et antisémitisme (dans une certaine mesure)…
Dès que les nazis acquièrent les pleins pouvoirs en mars 1933, ils mettent la société allemande au pas (« Gleichschaltung »). Les catholiques, qui pensaient être protégés par la signature d’un Concordat le 20 juillet 1933, la subissent également : leurs partis politiques, syndicats et presses sont interdits. Le conflit ne devient ouvert que lorsque le régime désire toucher aux prérogatives de l’Église : la liberté de confession, les écoles confessionnelles et les associations de jeunesse. La plupart ont relativement bien accepté l’antisémitisme. Seuls quelques-uns ont refusé cette politique raciale, au nom de leur foi et à titre individuel.
En représailles, des responsables catholiques, tels Erich Klausener, homme politique du parti du Centre et haut-fonctionnaire, et Adalbert Probst, responsable d’une association de jeunesse catholique, sont assassinés durant la Nuit des longs couteaux, le 30 juin 1934, soulevant l’inquiétude et l’incompréhension, comme le montre cet article de L’Aube du 22 juillet 1934 :
« Donc, suivant une interprétation officieuse de la presse hitlérienne, le meurtre du Dr Klausener, chef de l’Action Catholique de Berlin, a été accompli par erreur.
Si, au lieu de tuer sur-le-champ ennemis et prétendus ennemis du régime, on les avait mis en prison et régulièrement jugés, comme dans les pays civilisés, l’erreur aurait été découverte et le Dr Klausener n’aurait pas perdu la vie. Combien d’erreurs aura comporté en Allemagne le massacre du 30 juin, les auteurs et les responsables ne le savent pas encore ; le savent seulement, ou le supposent, les familles des victimes qui se sont vues priver des leurs violemment, en quelques heures, sans autre raison que celle d’un complot supposé qui, en tout autre pays civilisé, se serait liquidé avec quelques années de prison.
À l’erreur, avouée ou non, s’ajoutent des particularités qui aggravent la responsabilité du gouvernement et des chefs nazis. La première nouvelle donnée sur le cas Klausener (comme dans plusieurs autres cas) fut que celui-ci s’était suicidé. […] Klausener, étant catholique, aurait dû avoir des funérailles et une sépulture catholiques comme le demandait la famille. Non, le corps de Klausener (comme celui dos autres assassinés), fut incinéré, certainement contre ses dernières volontés, contre la volonté de sa famille, contre les lois de la religion catholique, contre toute humanité.
Peut-être voulait-on anéantir la preuve que, dans le cas Klausener, il n’y avait pas suicide, mais véritable assassinat. »
Malgré tout, Hitler ne cesse d’avoir des propos rassurants, sans arriver toutefois à convaincre la presse catholique française :
« Le Führer a protesté contre le reproche adressé au nationalsocialisme de ressusciter le paganisme. Il affirme que le IIIe Reich respecte la religion ; il n'a pas pris et ne prendra pas de mesures contre l’Église. »
L’État nazi rencontre de nouvelles résistances de la part des catholiques, en particulier sur le refus de la politique intérieure : les lois raciales, les campagnes d’eugénisme et de stérilisation ou la question scolaire choquent les catholiques. Certains prélats condamnent même la politique antisémite, tel le cardinal Michael von Faulhaber avec son ouvrage Judentum, Christentum, Germanentum (« Juifs et chrétiens devant le racisme »), tandis que Mgr Clemens August von Galen est accusé par les nazis d’être plus enclin à défendre les « Juifs de la Bible » que ses compatriotes. Les nazis interprètent ces critiques comme une violation du Concordat, les catholiques devant se soumettre sans condition aux lois du Troisième Reich.
Dès lors, le journal de centre-droit Excelsior voit dans la politique nazie une forme de « guerre de religion » :
« Les opinions s’exprimèrent et se heurtèrent, des groupements furent fondés et quand les positions définitives eurent été prises, force fut bien de convenir qu’on se trouvait en présence d'une véritable lutte entre deux religions : entre le christianisme et le national-socialisme, entre la Croix et la Croix gammée, entre le Christ et Wotan. »
L’accusation de néo-paganisme se retrouve également dans la Pastorale du 7 juin 1934, interdite par le régime mais publiée tout de même le 21 juillet par le journal italien L’Avvenire d’Italia, et reprise le 27 juillet 1934 en France par L’Aube :
« Les évêques expriment tout d'abord leur douleur devant la propagande d’un néo-paganisme allemand ayant pour base “la nouvelle foi et le mythe du sang”. Ils montrent que cette nouvelle foi n’a rien de commun avec la croyance en la vérité révélée. La nouvelle foi est d’origine purement humaine.
“Nous croyons, disent les évêques, en un Dieu, et ce n’est pas là une œuvre humaine liée ni à une race ni à un sang. Aujourd’hui, dans notre patrie, il existe de faux prophètes qui nient la divinité de Jésus-Christ, qui poussent les hommes à suivre une autre foi que celle indiquée par Jésus-Christ par la parole et par l’exemple.”
“Les néo-païens, ajoute la pastorale, repoussent les sacrements et veulent substituer aux sources de grâces de Jésus-Christ le prétendu mystère du sang nordique. Alors que le néo-paganisme mène une propagande intense, la presse catholique n’est plus libre d’examiner les problèmes du jour à la lumière de la foi et de la morale catholique.” »
En 1935, les processions religieuses et les pèlerinages sont sévèrement limités et surveillés dans le sud du pays, en Bavière. La même année, lorsque le régime constate que la mise au pas de l’Église a échoué, commence une campagne d’affichage anticatholique. Ces dernières sont placardées de préférence sur les murs des monastères, des couvents et des églises. Elles affirment que l’Église abuse de la religion à des fins politiques. Les personnes qui lacèrent ces affiches peuvent être condamnées à des peines de prison, de un à dix mois. À partir de la fin de cette année, le conflit se radicalise et se transforme en ce que l’on nommera le Kirchenkampf, ou « combat contre les Églises ».
Celui-ci ne cessera d’augmenter en intensité. Les autorités utilisent le prétexte de « mauvaises mœurs » (homosexualité principalement) pour ouvrir des procès contre des moines et des congrégations religieuses. Des mesures administratives contraignantes restreignent les droits, les libertés des fonctionnaires catholiques, comme l’envoi des enfants dans les écoles communautaires ou l’inscription obligatoire dans les Jeunesses hitlériennes. En novembre 1936, le cardinal Faulhaber rencontre le chancelier pour tenter d’améliorer les relations entre le régime et l’Eglise catholique – en vain.
Le gouvernement, pour inciter les prêtres au silence, les écrase sous les impôts d’une part, et diminue leur traitement de l’autre. En 1937, le salaire des prêtres catholiques est diminué de 20 % et leurs déplacements sont interdits (surtout à Rome) après la parution de l’Encyclique. En outre, l’enseignement leur est devenu interdit.
En 1937-1938, les nazis dépossèdent les églises de leurs terres, en particulier des cimetières. Cette disposition rend alors possible l’organisation d’enterrements païens (« Totenfeiern ») en terre consacrée. Des prêtres s’opposent violemment au régime à ce sujet, notamment en Bavière. Les manifestations de masse dans les églises sont interdites.
Le Vatican a relevé plus d’une centaine de violations du Concordat entre 1933 et 1937. En 1936, les évêques allemands réunis à Fulda pour leur conférence annuelle réfléchissent à une réponse au régime. Cette réponse sera l’Encyclique Mit Brennender Sorge (« Avec un souci brûlant »), dont le texte est esquissé par le cardinal Faulhaber. Ce texte fait le point sur quatre ans de Concordat et résonne pour le régime comme un défi. Imprimé clandestinement, elle est lue dans les églises le 21 mars 1937 par le clergé. Bien que l’expression « national-socialisme » n’apparaisse nulle part, au contraire de références au néopaganisme et au germanisme, c’est bien l’idéologie nazie qui est visée : le texte insiste sur le caractère antichrétien du régime comme une composante de la doctrine nazie.
L’encyclique peut sembler frileuse, mais il ne faut pas oublier que les catholiques ne forment qu’un tiers des chrétiens allemands, ayant été précédemment persécutés pour le régime bismarckien (le « Kulturkampf », « combat culturel »).
Quoiqu’il en soit, la presse catholique française en comprend la signification. Ainsi, le journal traditionaliste La Croix écrit dans la foulée de sa parution :
« Cette Encyclique, qui fait pendant à celle que le Vatican a fait paraître sur le communisme, condamne dans les termes les plus nets :
1° La conduite du gouvernement allemand à l’égard du Concordat signé eh juillet 1933 : il à été altéré, tourné, sapé, plus ou moins ouvertement violé par un des contractants.
2° L’idéologie nationale-socialiste de l’État hitlérien, en particulier ; la doctrine du sang et de la race. La déification du peuple, de l’État et des représentants de la puissance publique, l’emploi sacrilège des termes de la religion pour exprimer des concepts qui lui sont étrangers. La lettre pontificale affirme, contre le nazisme, l’existence d’un droit naturel. “Ce n’est pas parce qu’une action est utile qu’elle est morale, écrit-elle. C’est parce qu’elle est morale qu’elle est utile.”
Elle s’élève contre la prépondérance exclusive accordée aux droits de la communauté. L’individu et la conscience personnelle tiennent de bien des droits naturels imprescriptibles, spécialement les parents celui de faire élever leurs enfants suivant leurs propres convictions. »
Mais la parution de l’Encyclique ne fait qu’augmenter la violence du régime vis-à-vis des catholiques, malgré l’interprétation restrictive de celle-ci par la hiérarchie. Les nazis entament, en représailles, une campagne de diffamation contre « le Vieux Monsieur de Rome » tandis le Völkischer Beobachter, le journal du parti nazi, l’assimile à un rabbin. Aux procès de « mauvaises mœurs », les nazis ajoutent à compter de 1937, les procès pour trafics de devises.
Face à la politique national-socialiste, le clergé résiste malgré les violences, toujours à titre personnel et souvent de façon dogmatique, par réfutations théologiques. En outre, une grande partie de l’Église garde encore une certaine confiance dans la validité du Concordat. Cependant, le pape constate, en 1938, le travail de sape effectué par les nazis, vidant le Concordat de son contenu législatif.
En 1939, l’Église catholique joue un rôle décisif dans la condamnation de la vaste campagne d’euthanasie, connue sous le nom de l’Aktion T4. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale n’atténuera en rien le Kirchenkampf, bien au contraire : en 1945, il y avait encore environ 400 prêtres catholiques internés en camps de concentration.
La politique antichrétienne du régime, à partir de 1935, a laissé croire à plusieurs observateurs (principalement chrétiens) à un régime foncièrement païen. Cela est plus nuancé : persécuter les chrétiens (catholiques et protestants), condamner les valeurs chrétiennes (vues comme des valeurs de faibles) n’est pas forcément synonyme d’adhésion à une conception païenne de la religion. Les néopaïens coexistaient au sein du parti nazi avec les Chrétiens allemands (frange du protestantisme allemand désirant se séparer de l’Ancien Testament, juif).
Néanmoins, critiquer violemment le christianisme ne fait de celui qui l’énonce un païen ou un néopaïen, s’il n’y a pas parallèlement la volonté de mettre en place une religion païenne. De fait, les positions des universitaires divergent sur l’attitude du national-socialisme par rapport au christianisme. Certains y voient un mouvement païen, ou du moins antichrétien, tandis que d’autres y voient une idéologie favorable au christianisme, du moins à une forme nationaliste du christianisme, surtout protestante, celle des Chrétiens allemands précédemment évoqués par exemple.
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Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.