La lutte très isolée des premiers combattants « anti-tabac »
À la fin du XIXe siècle, la presse tourne en ridicule les militants de la première association « anti-tabac ». Les journalistes clament alors haut et fort le droit des fumeurs à fumer.
Les débuts de la guerre contre le tabac furent difficiles. C'est à la fin du XIXe siècle qu'apparaît en France, pour la première fois, une Société contre l'abus du tabac. Née en 1868 et formée de membres venus d'horizons divers (médecine, éducation, journalisme, justice), elle entend lutter contre le tabagisme qui se répand alors grâce à l'apparition des cigarettes manufacturées.
Si la nocivité du tabac pour la santé n'est pas encore médicalement prouvée, la Société considère déjà le tabagisme comme une gêne et une nuisance, notamment à cause de la fumée.
Chaque mois, elle publie un bulletin d'information dont l'en-tête est une citation de Balzac : « Le tabac détruit le corps, attaque l'intelligence et hébète les nations » [lire sur Gallica]. Voici ce qu'elle écrit pour résumer les raisons de sa lutte :
« L'usage du tabac a pris, de nos jours, un développement extraordinaire ; cependant, au point de vue de l'hygiène et de la morale, ses effets sont désastreux : il altère la santé, déprime l'intelligence et abaisse le niveau moral. Cette habitude menace d'assujettir le monde entier à son empire tyrannique. »
Très vite, ce combat, jugé farfelu, s'attire les moqueries de la presse. Un article du Journal de Roanne paru dès 1868 raille le discours des adhérents de la Société anti-tabac, dont l'une des principales revendications est de faire interdire l'usage du tabac dans les wagons de train :
« “Je suis, ne vous déplaise, de la Société contre l'abus du tabac, j’ai donné 5 francs pour m’ôter le droit d’usage à cette puante drogue...” etc.
Pour moi, spectateur et auditeur, je m’empressai de remettre avec chagrin dans son étui idem un cigare que j’allais allumer, et m’enfonçai dans les coussins [...] pour demander au sommeil l’oubli de la route...
Mais impossible de m’endormir à cause de mon loquace voisin : “Le tabac, commença-t-il, est appelé à abrutir l'individu, à abâtardir l'espèce, à amener la décadence des empires, à plonger la société dans la barbarie, etc., etc.” Il parla ainsi pendant [une] demi-heure. »
En 1877, la Société réclame dans son bulletin l'interdiction de fumer dans les bureaux de poste. Le Temps s'insurge :
« Les adversaires du tabac sont absolument féroces. Soit que cette plante leur ait joué de mauvais tours, soit qu’ils ne la connaissent que de réputation, leur courroux ne ménage rien.
Ce n’est pas l’abus qu’ils proscrivent, c’est l’usage. S’il ne dépendait que d’eux, ils auraient bientôt fait de priver l’État des centaines de millions que le monopole lui procure. »
En 1879, c'est une pétition envoyée par les adhérents au Sénat pour interdire aux moins de 16 ans l'usage du tabac dans les lieux publics qui fait bondir L’Éclipse. À l'époque, en effet, aucune législation n'empêchait les mineurs de fumer.
« La liberté avant tout : pour l'enfant comme pour l'homme. D'ailleurs on cesse avant seize ans d'être un enfant. Interdire à nos précoces fumeurs de se passer leur fantaisie en faisant un tour de promenade n'est pas l'affaire de l'administration, mais de leurs parents. »
Comme on le voit, le combat des anti-tabac est à chaque fois perçu comme une atteinte aux libertés individuelles. Même chose en 1893, lorsque l'association entend faire interdire de fumer dans les omnibus.
Le Journal Amusant écrit alors :
« D'ailleurs, remarquez-le bien, ce n'est pas tant parce que notre fumée peut gêner nos voisines qu'ils se montrent aussi rigoureux — la galanterie, chez eux, n'est qu'un prétexte. C'est pour nous soustraire aux effets pernicieux de l'herbe chère à Jean Nicot. Ils n'ont d'autre souci que notre santé, les bons apôtres !
Vous connaissez de reste leurs objurgations : “Le tabac conduit à la boisson, la boisson à l'immoralité, l'immoralité à la criminalité, la criminalité à l'échafaud...” Ils n'ajoutent pas : “Et l'échafaud à la mort” — mais c'est tout juste. Brrr !...
Il en est un parmi eux, le docteur Delaunay [...], qui a découvert que si nous fumons, ce n'est pas en raison d'un besoin physique ou moral quelconque, mais bien parce que nos lèvres éprouvent instinctivement – et ce depuis notre plus bas âge – le besoin de sucer, d'aspirer, de humer, de téter, en un mot.
De là à entrer chez une gentille débitante de tabac et à lui demander de vous donner à téter, il n'y a qu'un pas. »
La première loi anti-tabac sera la loi Veil, votée en 1976.
La Société contre l'abus du tabac, devenue depuis le Comité national contre le tabagisme (CNCT), existe toujours : elle joua un rôle majeur dans l'adoption de la loi entrée en vigueur en janvier 2008, interdisant de fumer dans les lieux publics.