1910 : la remise en question de la cocaïne médicale
Alors employée en tant qu’antalgique « miracle », la cocaïne et ses effets dévastateurs apparaissent aux journaux français tandis que les crises de paranoïa et les cas de dépendance se multiplient.
La douleur liée aux opérations chirurgicales est longtemps restée l’un des grands combats de la médecine. Traitée à l’aide de l’hypnose, de somnifères, d’opium, d’éther ou de chloroforme, la plupart des méthodes utilisées avant le XXe siècle aboutissaient, au mieux, à une anesthésie générale. Vite, on s’aperçoit cependant que celle-ci ne peut être appliquée systématiquement, comme lors de soins dentaires bénins, ou d’opérations nécessitant la pleine conscience du patient.
Le 1er mars 1901, une nouvelle vient révolutionner la pratique de la médecine : la suppression de la souffrance par l'intermédiaire d’une substance miraculeuse nommée cocaïne.
Celle-ci est annoncée dans Le Journal au sein d’un article intitulé « L’Abolition de la douleur », et est présentée comme une « inestimable aubaine pour les oculistes ».
« Même aux plus faibles doses, la cocaïne anesthésie totalement la cornée en quatre ou cinq minutes.
Quelques instants plus tard, la conjonctive devient insensible à son tour, de sorte que pendant les vingt-cinq ou trente minutes qui suivent, on peut travailler impunément le globe oculaire, si ombrageux, d'ordinaire, et si irritable. »
Au cours de cette chronique, le journaliste Émile Gauthier revient sur l’historique de ce dérivé de la feuille de coca, qui, par ses vertus analgésiques, a permis des opérations impensables jusqu’alors, de l’œil donc, mais aussi des dents, de l'appendice ou du côlon.
Dans certains cas, l’extrait de coca est même injecté dans la colonne vertébrale du patient, lequel ne ressent plus la douleur que localement, tandis qu’il demeure conscient et peut répondre aux questions du chirurgien.
Apprivoisée chimiquement depuis une quinzaine d’années, l’utilisation de la cocaïne en tant qu’anesthésiant local ouvre alors des perspectives fantastiques, notamment, dit l’article, la possibilité pour les femmes « d’enfanter sans craindre les douleurs insupportables de l’accouchement ».
La méthode de l’injection de cocaïne dans la colonne vertébrale est simultanément vendue comme un véritable succès : Le Progrès de la Côte-d’Or rapporte qu’au 3 février 1901, 252 opérations de ce type ont été recensées sans que le moindre accident eut été à déplorer.
Signe de la confiance absolue de l’opinion publique envers cette substance miraculeuse, de nombreux messages promotionnels sont diffusés à travers les journaux entre 1899 et 1910.
On loue les qualités revigorantes des dérivés de la feuille de coca, à l’image du succès du vin Mariani, dont chaque bouteille contient 6 à 7 mg de cocaïne, et dont la consommation est non seulement encouragée par les médecins – qui le prescrivent à leurs patients –, mais également par des personnalités publiques comme le pape Léon XIII, grand consommateur.
Malgré de premières accusations venues des pays anglo-saxons au sujet des risques d’addiction, de nombreux journalistes, chercheurs, médecins et hommes politiques continuent de défendre son usage. Dans un article du Temps au sujet du vin Mariani, le journaliste Émile Gautier tient une affirmation qui prête aujourd’hui à sourire, mais qui reflète l’opinion scientifique d’alors :
« On ne s'intoxique pas plus avec la cocaïne de la coca qu'avec la caféine du café. »
Dès 1902, on rapporte dans Les Annales politiques et littéraires plusieurs cas récents d’abus de cocaïne, ayant entraîné troubles nerveux, hallucinations et crises violentes.
Mais la critique la plus virulente des effets néfastes de la substance et de ses dérivés est délivrée par l’anarchiste Charles-Ange Laisant, sous pseudonyme, dans les pages du Petit Parisien, à travers le récit du calvaire d’un médecin allemand féru des effets stimulants de la cocaïne, devenu peu à peu dépendant :
« La première sensation qu'éprouve le cocaïnomane est un état d'excitation indescriptible. Il a l'ambition de faire quelque chose de grand, quelque acte extraordinaire, quelque œuvre hors de pair.
Mais, hélas cette impression disparaît aussi rapidement qu'elle est née, et, bientôt, il ne subsiste de ceci qu’un besoin impérieux de cocaïne, chaque partie du corps semblant implorer une nouvelle. »
La description du lent glissement du drogué vers la folie est glaçante, de la phase paranoïaque, durant laquelle le pauvre homme se sent persécuté sans raison, jusqu’à la perception de diverses et terrifiantes hallucinations.
« Au bout de peu de temps, un nouveau symptôme fait son apparition c'est la “chasse au ver de la cocaïne”. Vous vous imaginez que, sous la peau, il y a des vers ou d'autres animaux du même genre qui se promènent.
Mais le malade (car c'en est un, dès lors) ne fait pas que les sentir, ces vers imaginaires, il les “voit” sur sa personne ou sur ses vêtements. »
Le climax de l’horreur est atteint lors d’une scène épouvantable vécue par le praticien devenu aliéné.
« Il avait acheté trois chiens du mont Saint-Bernard.
Une nuit, au milieu d'une de ses hallucinations, il se persuada (oh ! toutes ces étranges formes du délire) que ses chiens “parlaient” de lui entre eux et se consultaient sur les moyens de se débarrasser de leur maître.
Il sauta à bas de son lit et tua à coup de revolver, dans son épouvante, les pauvres bêtes. »
Dès lors, les articles sur les dangers de la cocaïne se multiplient. Dans les premières années du nouveau siècle, la question fait d’abord débat dans les Indes britanniques, où la consommation se fait inquiétante, puis de plus en plus aux États-Unis, où le nombre de victimes du prétendu remède miracle augmente chaque année.
La France est plus lente à intervenir. Dans un premier temps, le pays règlemente la consommation en ne délivrant plus le produit que lorsqu’il est prescrit sur ordonnance par un médecin.
Ce qui ne freine pourtant pas les abus : en 1913, L’Humanité invite les pharmaciens à plus d’éthique et de scrupules vis-à-vis des consommateurs « snobs et dépravés », tout en rappelant – déjà – que la lutte contre les revendeurs de cocaïne au marché noir sera difficile – et parfois vaine.
« Ce vice sévit en ce moment à Montmartre, parmi la clientèle des établissements de nuit. Au Quartier Latin, le nombre des priseurs est déjà assez grand. […] La facilité avec laquelle on peut devenir cocaïnomane à l'aide de l’induction du toxique par la voie nasale permet une diffusion rapide du redoutable vice. […]
La vente des substances médicamenteuses est réglée par l'ordonnance du 2 octobre 1848 et les décrets de 1850 et 1854. Malheureusement, à côté des pharmaciens honnêtes qui ne délivrent les médicaments, en particulier la cocaïne, que sur ordonnance, il y en a d'autres qui font le commerce de ce terrible toxique et qui exploitent de façon éhontée la cocaïnomanie. Une surveillance sérieuse doit être établie.
Serait-elle suffisante ? »
À la même époque, les premières peines sont prononcées contre des revendeurs non autorisés : deux mois fermes pour un soldat, deux mois également pour un camelot, ou encore un mois pour un immigré américain et deux mois pour un pharmacien – la peine maximale pour un revendeur au marché noir, en 1915.
Le 12 juillet 1916, la loi sur l'importation, le commerce, la détention et l'usage des substances vénéneuses, notamment l'opium, la morphine et la cocaïne, finit d’achever le changement de statut de la cocaïne. Celui-ci sera définitif : il s’agit d’une drogue, nocive pour la santé et entraînant de hauts risques de dépendance.
Pourtant, malgré l’évolution de la législation, de plus en plus sévère envers les revendeurs de drogues, la cocaïne va lentement mais sûrement s’imposer comme l’un des stupéfiants les plus répandus de la planète. Sa présence va s’intensifier au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, au fur et à mesure de son appropriation et de son contrôle de plus en plus exclusif par le crime organisé international.
Un siècle après cette première loi prohibitive, la cocaïne représente en France un marché de près d’un milliard d’euros annuel.