Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
Pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités de recherche et à tous les contenus éditoriaux, abonnez-vous dès aujourd’hui !
Pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités de recherche et à tous les contenus éditoriaux, abonnez-vous dès aujourd’hui !
En 1873, alors que l'alcoolisme est vécu en France comme une nouvelle « lèpre », une loi fait de l'ivresse publique une infraction. Des voix s'élèvent pour critiquer un projet jugé hypocrite ou inefficace.
L'alcoolisme, « fléau national ». Au lendemain de la défaite militaire de 1870 et de l'épisode de la Commune, la France accuse une sévère gueule de bois et se cherche des coupables.
À l'époque, l'alcool fait des ravages : tout le monde ou presque en boit, les jeunes comme les moins jeunes. L' « ivrognerie » devient une cible toute trouvée pour un courant hygiéniste qui se constitue en ligues de tempérance. Certains en font la responsable du déclin mental et physique de pans entiers de la population – et par ricochet, le coupable de la « dégénerescence » de la « race » française.
C'est la naissance d'une véritable « passion » anti-alcoolique qui perdurera en France durant toute la fin du XIXe siècle.
Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
L'alcoolisme est d'autant plus néfaste, affirment les médecins de l'époque, qu'il serait largement héréditaire. Le problème est social, affirment quant à eux les statisticiens. Devenu sujet d'étude médical, l'alcoolisme, auparavant tenu pour un vice relevant de la morale, devient également un objet politique – de même qu'un nouvel argument à charge contre les classes populaires.
Dès les débuts de la IIIe République, le législateur s'empare de la question : il faut en finir avec « cette plaie croissante des classes ouvrières, qui menace la famille et la société dans leur avenir et dans leur existence », comme l'écrit Le Courrier de Saône-et-Loire en 1871.
« Depuis longtemps déjà les médecins et les législateurs se sont vivement préoccupés de cette lèpre hideuse, qui s’étend de plus en plus dans les classes inférieures de la société moderne.
Un praticien éminent, M. le docteur Decaisne, après avoir montré la progression de la consommation de l’alcool depuis trente ans dans les villes et dans les campagnes, en énumère les résultats principaux. Il n’hésite pas à lui attribuer l’accroissement des crimes et des suicides, la transmission héréditaire de funestes penchants et de la passion des boissons, l’origine héréditaire de l’épilepsie, de la folie, de l’idiotie, de la scrofule et de mille autres maladies, bien que les parents n’en fussent pas affectés eux-mêmes.
Enfin comme couronnement de l’édifice, il faut ajouter encore la dépopulation de certains pays et la misère. »
Un an plus tôt, en pleine guerre franco-prussienne, Le Siècle n'hésitait pas à le proclamer : « L'ivrognerie est un crime », faisant de l'ivrogne « un complice inconscient du Prussien ». Le Français, descendant de la monarchiste Gazette nationale, écrivait quant à lui en septembre 1871, peu de temps après les événements de la Commune de Paris :
« Si l’on voulait bien faire le douloureux dénombrement des maladies qui rongent aujourd’hui le corps social, on serait tenté de le croire quasi perdu, tant elles sont graves et invétérées. L’alcoolisme n’est pas le moindre de ses fléaux ; il va s’étendant tous les jours davantage et il pousse les générations sur la pente d’une irrémédiable dégradation de corps et d’esprit.
C’était trop déjà il y a un an, au point de vue des intérêts de la dignité et de la santé humaines ; c’est surtout trop aujourd'hui que notre société, condamnée à une œuvre ardue et sévère de réparation, doit être ménagère de ses forces vives de toute nature que l’ivrognerie va menacer dans leurs sources mêmes. »
Entre 1871 et 1875, pas moins de neuf lois ayant trait à l'alcool sont promulguées. En 1872, des députés préparent ainsi la pénalisation de « l'ivresse publique », dont ils proposent de faire une infraction. La police pourrait alors sanctionner quinconque est manifestement ivre dans la rue ou n'importe où dans l'espace public.
L'idée trouve écho chez certains commentateurs, à l'instar du Petit Journal qui écrit en février :
« L'ivrognerie tue la famille, réduit la femme à un état misérable, laisse croupir dans la misère des enfants malingres et portant, dès le premier âge, les stigmates honteux des vices du père. Voilà le véritable caractère social de la question [...].
Il faut bien le dire, l'ivrognerie, qui fait des victimes dans toutes les classes de la société, sévit surtout parmi les ouvriers. A Paris, cela tient, le le crois, à la mauvaise habitude que l'ouvrier contracte facilement de boire dès le matin à jeun. Cela s'appelle tuer le ver. Rien n'est plus mauvais au point de vue hygiénique [...]
La morale ayant été impuissante, l'hygiène n'ayant pas été écoutée, l'instruction obligatoire n'étant pas encore essayée, la loi va essayer d'opposer une digue au torrent qui déborde. Le projet actuel est-il assez fort pour détruire, ou tout au moins diminuer le mal ? Pourra-t-il surtout atteindre l'ivrognerie qui se cache ? »
Mais d'autres raillent le projet, jugé inutile ou hypocrite. C'est le cas du député républicain Testelin qui, en avril, lance à l'Assemblée :
« L'ivresse est un vice dégradant, mais tous les vices sont dégradants et peuvent être dangereux. Pourquoi ne faites-vous pas une loi contre les sept péchés capitaux ? Pourquoi vous arrêtez-vous à la gourmandise et à l'une des formes de la gourmandise ? Pourquoi ne frappez-vous pas ceux qui se gorgent de mets ? »
Certains observateurs pointent le caractère inégalitaire de la loi, qui va surtout toucher les pauvres gens. Le Petit Marseillais écrit par exemple :
« D’ailleurs, quel est le côté pratique de la nouvelle loi qu’on vient d’édicter ?
– On va mettre en prison le malheureux ramassé dans la rue ivre de gros vin rouge ?
– C’est très bien. Mais mettra-t-on en prison le goinfre aristocrate qui aura roulé sous la table gorgé de champagne et de truffes ?
– Non, évidemment ; et, alors, où est l’égalité devant la loi. »
Le Siècle, de son côté, juge que la loi sera inefficace contre les buveurs solitaires, ceux qui restent chez eux et demeurent invisibles.
« L'Assemblée nationale, dans la semaine qui vient de finir, a péniblement voté, en seconde discussion, une loi inutile contre l'ivrognerie [...]. Ce n'est pas la société qui se protège elle-même ; elle se borne à étendre son bras tutélaire sur ceux qui pourront être choqués de rencontrer des gens en état d'ivresse bruyante […].
Le vice ne disparaît point, il se cache ; il n'en est que plus intense et devient plus redoutable. Il en sera sûrement de même pour l'ivrognerie [...].
Il y a dans l'argot des buveurs une expression ; cela s'appelle faire suisse. C'est une des formes les plus terribles de l'ivrognerie, nullement rare, et de celles qui pardonnent le moins. »
La loi contre l'ivresse publique, aussi appelée loi Théophile Roussel, sera finalement adoptée le 23 janvier 1873. En 1917, une nouvelle loi viendra durcir ses modalités en prenant pour cible cette fois les lieux de consommation.
–
Pour en savoir plus :
Didier Nourrisson, Le Buveur du XIXe siècle, Albin Michel, 1990
Claude Quétel et Jean-Yves Simon, « L'aliénation alcoolique en France (XIXe siècle et et première moitié du XXe siècle) », Histoire, économie et société, 1988
Henri Bernard, « Alcoolisme et antialcoolisme en France au XIXe siècle », Histoire, économie et société, 1984