Le cas extraordinaire de Paul Kern, l'homme qui ne dormait plus
Blessé à la tête pendant la Première Guerre mondiale, ce soldat hongrois disait ne plus pouvoir fermer l’œil. Dans les années trente, son cas fascine les scientifiques – dont certains rêvent de « supprimer » le sommeil –, et la presse, qui part à la rencontre du malheureux.
Le 28 janvier 1930, le journal Comœdia rapporte une histoire surprenante :
« On peut vivre sans dormir. Nous signalions un jour le cas d'un Anglais qui était parvenu à ne dormir qu'une heure par semaine. Voici mieux : Un homme qui ne dort jamais.
Il s'appelle Paul Kern. Combattant dans les rangs de l'armée hongroise durant la guerre, il reçut dans la tête une balle qui ne put jamais être extraite. Mais cette balle a privé M. Paul Kern de sommeil. Il n'en souffre d'ailleurs aucunement. Il n'éprouve aucune envie de dormir et n'en ressent ni trouble ni fatigue.
Et voici quinze ans que M. Paul Kern n'a pas fermé l'œil, du moins pour dormir. Son cas a été contrôlé par les plus éminents spécialistes de Vienne. »
L'anecdote paraît incroyable : Paul Kern, blessé en 1915 par un soldat russe, fut privé d’une partie de son lobe frontal et est depuis incapable de dormir. Son cas passionne la presse française, et soulève une question inquiétante : si un homme dont le cerveau a été légèrement modifié est capable de vivre normalement sans jamais dormir, la même opération appliquée à tous les autres aurait-elle le même effet ?
Le 20 janvier 1930, Le Quotidien rapporte à ce sujet les propos d'un médecin qui s'est penché sur le cas de Paul Kern :
« “Il est probable, dit le professeur Frei, que la balle qui a pénétré dans le cerveau de M. Kern y ait supprimé un tout petit quelque chose, tellement petit, qu'il échappe à l'examen. Or, si cet organe minuscule a été une fois supprimé par hasard, sans le moindre dommage, c’est qu’on peut aussi l'abolir chez tous les hommes. Les autres examens plus approfondis du phénomène, suivis d'une série d'expériences sur des animaux, doivent infailliblement amener à la découverte de l'organe et au moyen de le supprimer.”
Pas moins. On assurerait le bonheur de l'humanité en la réduisant à la plus effrayante des servitudes, si la science triomphait du sommeil. Nous ne le croyons guère.
Certes, le résultat scientifique serait merveilleux, mais, dans ces conditions, la science se montrerait la pire ennemie de l'homme et de la nature [...]. Ce succès porterait à toute la race humaine, déjà prisonnière de la machine, le coup de grâce. »
L'histoire de Paul Kern et les possibilités qui en découlent rejoignent en effet certaines inquiétudes lancinantes de l'entre-deux-guerres, à l'heure où la société est soumise à l'emprise croissante de la technique. C'est la hantise de « l'homme-machine », expression récurrente dans la presse de l'époque, et qui donne son titre à un article d'Isabelle Sandy dans Le Journal en mai 1931. Évoquant les scientifiques qui, à partir du cas Kern, se proposent de supprimer le mécanisme du sommeil, la journaliste s'insurge :
« Ainsi donc le docte professeur va poursuivre sur des animaux une série d'expériences d'une cruauté inouïe, non pour améliorer le sort des hommes, ce qui serait une sorte d'excuse, mais pour l'empirer : pour leur permettre de ne plus dormir, de devenir par là des machines à plein rendement remontées par la science pour x années !
Ceci ne comble-t-il pas l'imagination d'un Wells, d'un Rosny, de ces géniaux explorateurs de l'âme, du passé et de l'avenir, dont le réel dépasse souvent les plus audacieuses spéculations ? Quand donc la science aura-t-elle une morale, une esthétique, quand comprendra-t-elle qu'une force, quelle qu'elle soit, ne doit pas pousser ses tentacules dans toutes les directions, à l'aveugle, surtout quand elle vise la folie et la mort ?
L'homme moderne, persécuté par les énergies qu'il a libérées, n'est que trop devenu une machine à rendement à qui le temps de la réflexion n'est plus donné […]. Que donc, par grâce, les savants lui laissent le sommeil dont le système nerveux a tant besoin […].. Pourquoi tenter de maintenir l'homme dans la vaine agitation de ses journées surchargées de besogne ? Au nom de quel mieux-être ? Curiosité de la science ? Merci ! Elle nous coûterait cher. »
Le 6 février 1933, le correspondant à Budapest d'Excelsior propose aux lecteurs une interview de Paul Kern. Cela fait alors 17 ans que l'ex-soldat n'a pas dormi : chaque jour, il se rend au bureau à 7 heures du matin (il est employé par les assurances sociales), et chaque soir, il se rend au café, où il passe la nuit. Il raconte son existence hors du commun :
« C'était au mois de juin 1915, me raconte M. Paul Kern en absorbant un grand verre d'eau. J'étais commandant d'un régiment, à Chlebovic, près de la frontière russe. Un jour, je reçus l'ordre de diriger une attaque contre les tranchées qui se trouvaient en face de nous […]. Je vis mes hommes tomber comme des mouches et. tout d'un coup, je sentis un choc violent dans ma tête. Je perdis connaissance et je ne me réveillais que trois semaines plus tard, dans un hôpital de Lemberg […].
J'ai trouvé naturel de ne pas dormir pendant les trois ou quatre jours qui suivirent mon réveil. J'avais terriblement mal à la tête. Mes souffrances furent indicibles. On m'envoya dans une ville d'eaux où les médecins me prodiguèrent leurs soins. Les maux et les crampes cessèrent au bout de quelques semaines, mais le sommeil n'est jamais revenu...
Et je ne dors pas. Je ne peux pas me coucher, car il n'y a rien de plus atroce que de se trouver dans un lit et de ne pouvoir dormir. J'ai consulté les meilleurs neurologues, j'ai pris des somnifères — rien, rien n'a pu me guérir J'étais paralysé, je ne pouvais pas travailler, je pensais qu'au bout de quelques semaines j'allais mourir... Ma femme m'a quitté car la nuit je me promenais dans l'appartement, et, en outre, la pauvre femme était terriblement gênée par la publication fréquente de ma photographie dans des revues médicales, accompagnant des articles, écrits par les plus célèbres médecins de l'Europe Centrale. Je dois vous dire que le professeur Freud m'a fait venir chez lui et que j'ai été invité par l'Institut Rockefeller à me rendre aux Etats-Unis. J'ai refusé […].
J'ai soigneusement étudié ma maladie et je sais que nous sommes trois dans le monde entier qui souffrons de la même affection. Trois... non, deux, car le troisième, qui était également hongrois, le pharmacien Székely, s'est suicidé il y a quelque mois. »
L'intervieweur s'étonne et demande à Paul Kern s'il est jamais fatigué. Ce dernier répond par l'affirmative :
« – Il arrive parfois que, pendant trois jours et trois nuits, je ne quitte pas mon bureau car je suis las des cafés et des dancings. Quand j'ai travaillé pendant soixante-douze heures (ce qui m'arrive à peu près toutes les trois ou quatre semaines) il arrive un moment où je sens que je n'en peux plus... J'ai des douleurs aiguës dans les bras et dans les jambes, je confonds les mots, les expressions et des larmes coulent de mes yeux. Alors je m'étends sur un lit et je pose une paire de lunettes noires sur mon nez. Il faut que mes yeux se reposent, malheureusement je ne peux pas les fermer car cela me rend très nerveux.
À côté de nous un client appelle le garçon. Il paye en bâillant. M. Kern le regarde et il dit :
– Je ne peux pas bâiller non plus [...].
M. Kern pousse un soupir et, après un silence de quelques secondes, il ajoute :
– Si je pouvais seulement trouver une jeune fille qui veuille se marier avec moi... Car, croyez-moi, monsieur, perdre le sommeil et les rêves ce n'est rien, mais la solitude, voilà ce qui est mortel ! [...] Rentrez, monsieur, je sais que les gens ont l'habitude de dormir. J'ai encore quatre heures à passer avant de me rendre à mon bureau. Je vais lire les journaux. C'est ma seule distraction depuis dix-sept ans... Quinze heures de travail, solitude, cafés, ennui, tout cela est cruel ! Il n'y a qu'une chose qui me console...
Et il termine sa phrase en accompagnant ses paroles d'un geste ironique en ouvrant son journal :
– C'est que je suis l'homme le mieux informé du monde... »
En mai 1938, Paul Kern est à nouveau interviewé, cette fois par Paris-Soir. Il raconte encore une fois son calvaire :
« Pour moi, il n'y a aucune différence entre le jour et la nuit : je divise ma journée en tranches de trois heures, soit huit tranches. Et je mange autant la nuit que le jour, puisque toutes les trois heures, au début de chaque tranche, je prends un repas. Mes journées, ne subissant aucune interruption, me semblent parfois terriblement longues. Le matin, je vais au bureau des Assurances sociales où je travaille et y reste jusqu'au soir [...].
Vers une heure du matin, chaque nuit, je m'allonge sur mon lit et je clos les paupières pendant les deux heures prescrites. Ensuite, j'écoute la T.S.F. Le plus souvent, je prends le poste de Londres qui donne de la musique de danse. Pendant ce temps, je m'efforce de me détacher de tout et de ne penser qu'à des choses sans importance, indifférentes. C'est terrible, imaginez que je réfléchis sans arrêt : les idées vont et viennent, et je dois faire un effort de volonté immense pour reposer mon cerveau [...].
Je suis comme un aveugle qui a perdu la vue dans son enfance, il ne se souvient plus des couleurs, et conserve seulement l'impression agréable qu'il aurait à les voir. Je ne sais vraiment plus ce que c'est que dormir, je ne connais plus ce que c'est qu'un rêve. Je m'efforce parfois, en vain, de retrouver cette sensation, mon imagination n'est pas assez forte pour la faire revivre. Peut-être dans la tombe retrouverais-je le sommeil. »
Paul Kern mourra en 1955 sans jamais avoir retrouvé le sommeil. Selon lui, il aura passé quarante ans sans dormir. Faute d’étude récente, il est aujourd’hui difficile de donner une explication à son cas. Bien que la communauté scientifique n'ait jamais dissimulé son incrédulité, une des explications pourrait être le fait que Kern ait souffert de « sleep state misperception », une affection mentale empêchant le malade de réaliser qu’il s’est endormi, même pour une très courte durée.
Il n’est pas le seul à avoir affirmé avoir définitivement perdu le sommeil : l’Américain Al Herpin (1862-1947), surnommé « l’homme qui n’avait jamais dormi », ou le Vietnamien Thái Ngọc (né en 1942) ont déclaré souffrir de la même affliction.