La maladie mise en scène : les leçons sur l'hystérie de Charcot à la Salpêtrière
À partir de 1882, le célèbre neurologue Jean-Martin Charcot donne des leçons publiques sur l'hystérie, au cours desquelles il hypnotise ses patientes. Alors que le Tout-Paris se presse à ces séances, des critiques émergent dans le corps médical, mais aussi dans les journaux.
Janvier 1882. Parmi les gloires de la médecine française de l'époque, Jean-Martin Charcot (1825-1893) est probablement le praticien plus célèbre. Fondateur de la neurologie moderne, premier médecin à introduire la démarche scientifique dans l'étude des maladies du système nerveux, il est acclamé en France comme à l'étranger au moment où il se voit confier une chaire créée spécialement pour lui à l'hôpital de la Salpêtrière, à Paris.
Là, Charcot se livre à des travaux sur l'hystérie qui vont avoir un grand retentissement, tant dans le champ médical qu'auprès du grand public. Maladie aux contours flous (aujourd'hui exclue de la nosographie psychiatrique), « l'hystérie » est alors considérée comme une névrose spécifiquement féminine aux symptômes protéiformes : délires, syncopes, crises de nerfs, spasmes, convulsions. Charcot va ordonner ces symptômes en un modèle conceptuel qu'il nomme « grande hystérie ».
Pour ses recherches, le neurologue a recours a une méthode jusque-là décriée : l'hypnose. Rejetée par l'Académie des Sciences, qui l'identifie à ce qu'on appelait jadis le « magnétisme animal », elle est pourtant utilisée depuis la fin des années 1870 par Charcot, qui parvient progressivement à l'imposer. Pour lui, l'hypnose est assimilée à l'hystérie : c'est un moyen de déclencher et de reproduire les symptômes des hystériques en dehors des crises.
Il va s'en servir au cours de leçons qui, faisant intervenir ses patientes de la Salpêtrière, vont frapper les esprits de ses contemporains. Avant le début de ces présentations cliniques, les assistants de Charcot « préparent » les patientes par « suggestion hypnotique », puis le professeur les expose au public, délivrant son cours au fil de ce qui s'apparente à de véritables mises en scène.
Les spectateurs (médecins et étudiants, mais aussi journalistes, hommes politiques et écrivains – tous masculins) se pressent à ces leçons qui vont marquer la naissance, en France, d'une vogue durable autour de l'hypnose. Le 31 janvier, Le Rappel explique longuement l'objet de ces séances menées par Charcot :
« L'hypnotisme continue d'être une des principales préoccupations de la Société de biologie. Elle ne tient plus de séance où il ne soit amené soit par M. Dumontpallier, soit par M. Charcot. Notre devoir est de l'y suivre.
"L'hypnotisme, disait M. Charcot dans la séance du 15 janvier, est tout un monde encore inconnu, dans lequel on rencontre, à côté de faits palpables, matériels, grossiers, côtoyant toujours la physiologie, des faits absolument extraordinaires, inexplicables jusqu'ici, ne répondant à aucune loi physiologique, et tout à fait étranges et surprenants.
Je m'attache aux premiers, ajoutait-il et laisse de côté les seconds, ou tout au moins, je ne les enregistre qu'avec une extrême réserve." »
Dans Le Siècle, le 26 février, un autre article très long détaille la technique expérimentale mise en place par Charcot, qui distingue trois stades successifs dans l'hypnose : la léthargie, la catalepsie et le somnambulisme.
« Ces états ne se présentent en général que chez les femmes ; ils peuvent débuter d'emblée sur une malade et persister ; ils peuvent aussi se combiner ou se succéder chez le même sujet. Cette succession reste en partie au gré du médecin [...].
Il est facile de provoquer chez le sujet, en le lui ordonnant, les actes les plus variés et les plus compliqués. C'est ainsi qu'étant donnée une malade en état somnambulique, on peut très bien la faire se lever de son lit, s'habiller, s'asseoir au pied du lit où elle était tout à l'heure couchée et demeurer ainsi une partie de la nuit, se déshabiller de nouveau sur une injonction nouvelle et achever dans son lit une nuit dont les péripéties ne lui laisseront aucun souvenir. »
La dimension spectaculaire de ces leçons frappe le public, et certaines patientes de Charcot deviendront aussi célèbres que des actrices de théâtre, à l'instar de Marie « Blanche » Wittman, surnommée « la reine des hystériques », qui apparaît dans le tableau de Brouillet en 1887 (en tête de cet article). La figure de l'hystérique va d'ailleurs investir la littérature, le théâtre ou encore les chansons de cabaret de l'époque.
Dans la presse à grand tirage, les leçons de Charcot sont surtout, pour de nombreux commentateurs, l'occasion de renforcer les clichés misogynes autour de l'hystérie, maladie par excellence de la sexualité féminine « non contenue ». Ainsi, pour ce chroniqueur de L'Illustration (cité dans Gil-Blas), les hystériques étudiées par le célèbre neurologue ne sont pas présentes qu'à l'hôpital, on les retrouve partout, jusque dans les salons les plus prisés de la capitale, dont elles sont souvent les représentantes les plus « séduisantes » :
« Et le monde est plein de ces détraquées, j'entends le monde des salons, le véritable monde. Le coup d’œil exercé d'un docteur tel que M. Charcot ou M. Bourneville reconnaîtrait bien vite une de ces affolées qui sont parfois les plus spirituelles, les plus séduisantes et les plus irrésistibles. »
Les leçons de Charcot suscitent au même moment de nombreuses critiques. À l'école de la Salpêtrière, dont le chef de file est Charcot, s'oppose l'école de Nancy, autour des médecins Ambroise-Auguste Liébeault et Hippolyte Bernheim, qui ne voient dans l'hypnose qu'un simple sommeil produit par la suggestion et propice à la thérapie. Les partisans de l'école de la Salpêtrière, eux, la relient à l'hystérie et ne l'envisagent pas comme une technique thérapeutique.
Dans la presse, les critiques autour de Charcot prennent souvent la forme d'accusations de théâtralisme et d'exhibitionnisme. Dans un éditorial intitulé « Cabotinage », paru le 18 avril 1883, le journaliste du Figaro Félix Platel (sous le pseudonyme Ignotus), s'attaque au neurologue sur le mode pamphlétaire.
« M. Charcot s'est fait médecin — c'est-à-dire un savant qui peut agir sur la femme.
Comme il a bien compris son temps ! Il a dit "je serai médecin" ainsi que jadis, suivant l'heure du siècle, les jeunes ambitieux se disaient "je serai prêtre, ou je serai soldat, ou je serai avocat". Médecin, il a étudié surtout la grande maladie contemporaine actuelle : l'hystérie.
M. Charcot n'est ni un sot, ni un ignorant, ni un malhonnête. C'est un homme qui méritait, par son travail, d'être quelque chose, et certes, il l'est. Malheureusement il a voulu être quelqu'un. Et, ma foi, il est aussi quelqu'un — parce qu'il a été maître dans le grand cabotinage scientifique. »
Platel décrit ensuite une « séance » typique de Charcot :
« La longue salle est aménagée comme une salle de spectacle. Il est dix heures du matin — et le gaz éclaire ce théâtre fermé avec soin au soleil. Le spectacle commence sans musique, comme au Théâtre-Français. Au fond, sur la scène, par le côté jardin, comme on dit en argot théâtral, il entre, lui, le grand Charcot. Ses clients le suivent […].
On apporte une femme sur une civière [...]. Elle entend, indifférente, qu'on dit d'elle "cette femme est incurable." Elle laisse le médecin montrer ses jambes nues. La pudeur qui, devant le public reste aux plus éhontées, a pour toujours abandonné cette malheureuse. M. Charcot est impassible. Il soulève gravement la chemise de cette femme – comme on relève le voile d'une statue, dans un jour d'inauguration ! [...].
Tout à coup retentit la note vibrante d'un énorme diapason... l'hystérique tombe en catalepsie. Même à ses jambes, on ressent le battement de son cœur, comme sur une biche tombée à l'hallali. Alors se succèdent les trois phases de la grande hystérie major […].
Elle rit, comme si on lui chatouillait la plante des pieds. Puis, elle tombe énervée. Son œil tout à l'heure incendié, s'éteint peu à peu... M. Charcot a été le cicerone dans la promenade à travers ce ciel et cet enfer. »
Dans son éditorial du Gaulois, le 23 mars 1885, le très provocateur Octave Mirbeau relativise quant à lui la nouveauté du procédé hypnotique.
« Voilà des choses vieilles de plus de vingt siècles, que l'on trouve nouvelles, voire modernes, et que l'on songe seulement à faire entrer dans nos préoccupations et dans nos lettres. Assurément, bien des jeunes admirateurs de cette science étrange croiront l'avoir découverte, de la même façon qu'Alexandre Dumas découvrit, un jour, la Méditerranée [...].
C'est ainsi que nous sommes en France, ignorants et vantards, et tout prêts, par surcroît, à déclarer absurde et faux ce que nous ne savons pas et ce que nous ne comprenons point.
Je n'ai pas la prétention de rien révéler en rappelant que l'Orient a, de tout temps, pratiqué des expériences hypnotiques, "cette mode nouvelle". Il les a même développées jusqu'à un degré de précision, de sûreté scientifique qui épouvante notre esprit nourri de vaudevilles ; il en a même obtenu des résultats extraordinaires pour notre pauvre entendement d'Occident. »
« L'âge d'or » de l'hypnose française durera une décennie. L'inventeur de la psychanalyse Sigmund Freud, qui fut un élève de Charcot pendant l'hiver 1885-1886, sera profondément marqué par ses leçons : en montrant que l'hystérie n'était pas une maladie purement neurologique mais avait des racines psychiques, Charcot a ouvert la voie au père de la théorie de l'inconscient.
L'hystérie de Charcot, qualifiée par Bernheim d' « hystérie de culture », a toutefois quitté progressivement le champ médical après sa mort en 1893.
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Pour en savoir plus :
Georges Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, Charcot et l'iconographie photographique de la Salpêtrière, 1982 (réédition Macula 2012)
Anne Bourgain-Wattiau (dir.), L'hystérie sur scène, des leçons de Charcot à l'enseignement de Freud et Lacan, Hermann, 2016
Rae Beth Gordon, De Charcot à Charlot, mise en scène du corps pathologique, PUR, 2013