Interview

Histoire d’une pandémie : la grippe russe de 1889

le 07/03/2022 par Frédéric Vagneron, Jean-Marie Pottier - modifié le 10/03/2022
"Tout le monde l'a, l'Influenza", dessin humoristique au sujet de la grippe dite russe, circa 1890 - source : WikiCommons
"Tout le monde l'a, l'Influenza", dessin humoristique au sujet de la grippe dite russe, circa 1890 - source : WikiCommons

Objet d’un regain d’intérêt depuis la pandémie de Covid-19, la « grippe russe » de 1889-1890 offre de nombreux échos avec notre situation contemporaine mais ne marqua que peu la mémoire de ceux qui la vécurent, selon l’historien Frédéric Vagneron.

La pandémie de Covid-19 a ranimé, dans la communauté des historiens et des virologistes, la mémoire de la « grippe russe » de 1889-1890 en suscitant l’hypothèse selon laquelle elle aurait été provoquée par un coronavirus. Méconnue, cette maladie n’en a pas moins causé 1 million de morts dans le monde, et 60 000 à 80 000 dans une France qui comptait alors environ 40 millions d’habitants.

Maître de conférences en histoire de la médecine et de la santé à l’université de Strasbourg et auteur d’une thèse sur l’histoire de la grippe pandémique en France entre 1889 et 1919, Frédéric Vagneron revient sur cet épisode de notre histoire sanitaire, riche d’échos contemporains.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

RetroNews : Dans un article paru en 2017 dans la revue Parlement(s), vous jugiez que la pandémie de grippe russe de 1889-1890 était longtemps restée « presque inconnue ». Comment l’expliquer ?

Frédéric Vagneron : Depuis la première moitié du XIXe siècle, la grippe n’est pas apparue sous forme pandémique. On fait donc face, alors, à une épidémie d’une maladie que l’on ne connaît plus très bien. Ce qui fait l’actualité de la santé publique au XIXe siècle, ce sont plutôt les épisodes de choléra, de variole ou de fièvre typhoïde, des maladies dont les autorités jugent la gravité bien plus inquiétante. La grippe passe presque inaperçue, dans le contexte épidémiologique de l’époque, à côté du choléra, connu comme la « peur bleue », avec des symptômes comme la cyanose ; ou de la variole qui se traduit aussi par des symptômes qui marquent les corps, comme la cécité ou l’apparition de pustules...

La grippe, elle, est une maladie qui accompagne les sociétés, qui peut être saisonnière ou pandémique et qui finalement n’éveille la peur ni de la population, ni du corps médical : on voit des médecins parler, comme en 2009 lors de la pandémie de H1N1, d’une « grippette » ou d’une simple indisposition. De ce point de vue, cet épisode de grippe a peu marqué la mémoire commune. Si on prend le regard des historiens, son étude a été relativement tardive, comme celle du fameux épisode de grippe espagnole de 1918-1919. Les historiens de la médecine se sont beaucoup plus focalisés sur d’autres maladies comme le choléra, grande maladie du XIXe siècle, ou des fléaux comme la tuberculose et la syphilis, qui ont une forme endémique à l’époque.

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Comment a-t-on évalué l’ampleur de cette pandémie ?

En termes statistiques, au début, avec beaucoup de difficulté ! Car la grippe, par ces symptômes généraux, est rarement indiquée sur les certificats de décès, à la base du calcul des causes de mortalité. On voit bien ici le parallèle avec la Covid-19, dans cette manière d’essayer de saisir l’ampleur d’une pandémie quand on ne dispose pas de tests spécifiques (en 1889-1890, la virologie de la grippe est inexistante et ne commencera que dans les années 1930) et quand, de toute manière, il s’agit d’attribuer à une cause particulière le décès, plutôt qu’à d’autres conditions morbides qui peuvent avoir déjà rendu vulnérables les individus.

En ce sens, la grippe russe est un moment remarquable puisque le statisticien et médecin Jacques Bertillon, frère du célèbre criminologue et l’un des fondateurs de la classification internationale des maladies qui sera reprise plus tard par l’OMS, initie une étude systématique, non pas de la mortalité directement causée par la grippe, mais de la surmortalité : c’est en prenant la pesée globale de l’augmentation de la mortalité qu’il réussit, en creux, à saisir l’effet de la pandémie. En comparant la mortalité des mois de décembre 1889 et janvier 1890 avec la mortalité décrétée comme « normale » des années précédentes, Bertillon montre que Paris a connu un excédent de mortalité, sur environ six semaines, de 5 000 décès.

À l’échelle de l’ensemble de la France, où l’épidémie s’est propagée jusqu’au mois de mars 1890, une autre série de calculs est entreprise durant les années suivantes, permettant d’établir la mortalité attribuée à cette pandémie de grippe à une fourchette de 60 000 à 80 000 décès. Un chiffre important, évidemment, d’autant que la population française est d’environ 40 millions d’habitants à l’époque, mais qu’il faut rapporter à la couverture médicale et au contexte d’autres problèmes sanitaires qui eux aussi « moissonnent » dans les populations, comme la tuberculose.

Dans son célèbre livre La Psychologie des foules (1895), Gustave Le Bon pointe que cette « véritable hécatombe » n’a pas frappé les imaginations, que ces 5 000 morts ont moins marqué que les 500 qui auraient résulté de « la chute de la tour Eiffel » tout juste inaugurée. Cela rappelle un discours que l’on entend parfois aujourd’hui sur la pandémie, qui tue chaque jour 200 Français, l’équivalent d’un petit avion de ligne.

Gustave Le Bon, l’un des grands penseurs de la psychologie des foules, pose effectivement la question de l’impact populaire d’une maladie, de son ignorance et de la façon dont se construit une expérience collective, ce qui rappelle encore le cas de la Covid-19. En 1889-1890, toute une série d’autres événements ponctuent la vie publique. Et si énormément de gens sont touchés par la grippe russe, c’est de façon extrêmement variable : beaucoup en ont une expérience bénigne, qui ne dure seulement que quelques jours. Cette variabilité de la maladie, et donc de sa mémoire, fait obstacle à la construction d’une expérience commune de cette pandémie grippale.

Comment ces estimations de Bertillon frère sont-elles accueillies à l’époque ?

Bertillon est une figure importante de la médecine et de l’hygiène publique, et « ses » chiffres sont donc acceptés puis repris pour dresser le bilan de la mortalité au niveau national. Ceci étant, on est alors dans une période particulière, marquée par une anxiété autour de la dépopulation française par rapport à l’ennemi allemand après la défaite de 1870, qui dure jusqu’à quasiment l’après-Seconde Guerre mondiale.

Dans ce contexte, la grippe de 1889-1890 apparaît comme un accident et n’aboutit pas à une mobilisation particulière contre cette maladie : elle inquiète moins que d’autres qu’on juge « évitables », comme la tuberculose, contre laquelle on emploie un certain nombre de mesures d’hygiène publique ou de lutte contre les logements insalubres ou le surpeuplement urbain. La grippe ne rentre pas dans ce schéma parce qu’on a peu de certitudes sur ses causes : on se demande si elle est d’origine atmosphérique, ou si elle n’est pas due à un ou plusieurs microbes...

La pandémie change-t-elle cette appréhension scientifique ?

Jusque-là, on pensait encore la grippe selon des catégories héritées du XIXe siècle, et notamment ce qu’on appelle le néo-hippocratisme, une théorie environnementale de la maladie : d’une manière générale, on pensait qu’elle était causée par des variations dans les températures, dans la composition de l’atmosphère... Or, grâce à tous les travaux de savants qui sont menés autour de cet épisode, la communauté médicale montre que son apparition n’a pas été simultanée partout, comme on le croyait pour justifier la cause atmosphérique, mais qu’elle s’est propagée, par exemple, par le chemin de fer : cette maladie est donc sans doute contagieuse, peut-être due à un ou des microbes transmis d’une personne à une autre. Le rôle de l’atmosphère est repensé : il devient le véhicule de la transmission interpersonnelle, par les circulations aériennes des microbes.

Alors que les cliniciens représentent la science par excellence depuis le début du XIXe siècle, cette preuve épidémiologique de la circulation contagieuse de la maladie fait entrer en jeu de nouveaux « héros », les bactériologistes, dans le sillage de Pasteur en France et de Koch en Allemagne. À partir de ce moment, on assiste à une traque du microbe de la grippe. On n’est pas encore dans l’ère virologique, on pense en termes de microbes. Il y a donc des débats très intenses entre les cliniciens et les épidémiologistes et microbiologistes pour essayer de comprendre ce qu’est la grippe ; est-elle une maladie causée par un seul microbe, ou par plusieurs microbes qui interviendraient ensemble dans un phénomène de symbiose ? Est-elle une maladie causée par un microbe mais qui connaît des variations de virulence ?

Finalement, la théorie qui va dominer, à cause de la force et de la puissance de la médecine clinique, c’est que la grippe, en soi, n’est pas vraiment le plus grave : ce qui provoque la mort (et souvent ce qui est inscrit sur le certificat de décès, d’où les difficultés du décompte) et qu’il faut contrôler, ce sont les complications, les maladies secondaires opportunistes, comme la bronchopneumonie ou la pneumonie, quand d’autres germes profitent de la « porte ouverte » par l’infection grippale et viennent aggraver la maladie.

« Cette concurrence entre différents types de discours et d’informations, qui pose la question de leur fiabilité, rappelle des aspects de la période actuelle. »

Comment a eu lieu la mise en alerte des autorités françaises ?

La dernière grande pandémie de grippe, disséquée dans les rapports médicaux de l’époque, date de 1847. Elle a, semble-t-il, plus touché l’Angleterre, par exemple, que la France. Quand la grippe apparaît en 1889 aux confins de la Russie, à Saint-Pétersbourg, sa mémoire est quasi-nulle, y compris chez les médecins, à part peut-être pour les plus vieux. On pourrait très bien l’imaginer comme une maladie nouvelle et il y a d’ailleurs un débat autour de son identité : à cause d’un certain nombre de ses symptômes cliniques, notamment l’abattement et ce qu’on appelle à l’époque les effets de nerveux, mais aussi les courbatures, on va se demander s’il ne s’agit pas d’une dengue observée dans le bassin méditerranéen, qui se serait acclimatée à l’Europe de l’Ouest. C’est ce que défendent les médecins de marine qui trouvent des similitudes entre cette maladie et la dengue qu’ils ont pu observer sur les navires.

Ce qui est intéressant aussi, c’est la très forte concurrence entre l’opinion médicale et les informations de la nouvelle presse. Les premiers cas de grippe russe ne sont pas divulgués par les sources médicales ou les autorités sanitaires mais par la presse dite d’information. Pourquoi d’information ? Parce qu’à partir des années 1870 mais surtout 1880, un nouveau réseau de communication internationale, le télégraphe, s’est développé, d’abord et avant tout au travers de l’Atlantique, entre l’Angleterre et les États-Unis. On a de plus en plus une information rédigée dans un style dit télégraphique, avec des articles beaucoup plus courts à cause du coût des transmissions des correspondants, qui tranchent avec ceux de la presse d’opinion. C’est la naissance de ce que l’on appelle le style télégraphique, et qui est dénoncé à l’époque comme un amoindrissement de la qualité littéraire. On a donc un certain nombre de reporters qui se trouvent à Saint-Pétersbourg et envoient des brèves qui installent l’épidémie dans l’actualité dès la fin novembre 1889, avant même que les autorités sanitaires ne s’en saisissent.

Il n’existe donc pas de réseau international de surveillance des épidémies à l’époque ?

Du point de vue de la médecine et de l’hygiène publique internationale, cette surveillance, qui a commencé avec les premières conférences sanitaires internationales (la première date de 1852, à Paris), est plutôt centrée sur les maladies comme le choléra, la peste, le typhus... Le réseau le plus développé est celui des ports de la Méditerranée, puisqu’on craint par exemple l’importation depuis l’Inde, colonie britannique, du choléra, qui passerait par le nouveau canal de Suez et arriverait en Europe, à Marseille, Toulon, ou ailleurs. Il y a donc un certain nombre d’escales portuaires qui sont aussi des stations de surveillance sanitaire des voyageurs et des bateaux, au Levant, à Suez, au Liban... mais cela va se révéler peu utile face à la propagation continentale de la grippe, d’une part, et la vitesse de l’information par le télégraphe, d’autre part.

Cette concurrence entre différents types de discours et d’informations, qui pose la question de leur fiabilité, rappelle des aspects de la période actuelle. Quand cette épidémie arrive en France, début décembre 1889, les autorités sanitaires et médicales françaises en minorent l’importance, disent que c’est une petite épidémie parisienne alors que des informations contradictoires sont portées, par exemple, par un journal comme Le Matin. On assiste aussi à de nouvelles pratiques de reportage : des journalistes vont interroger des sommités comme Pasteur, mènent un travail d’enquête auprès du directeur des pompes funèbres...

« Comme lors des débuts de la Covid-19, les recommandations hygiénistes tendent à individualiser le risque, à désigner la responsabilité des individus, quand bien même les inégalités sociales ne permettent pas à tous de les respecter. »

Un des aspects particulièrement médiatisés de la pandémie est la façon dont elle frappe les Grands Magasins du Louvre.

A Paris, dès le début de décembre, certains endroits où la population se concentre se déclarent comme des foyers de l’épidémie. Deux en particulier vont marquer les esprits et donner lieu à des enquêtes médicales et journalistiques : ce sont les écoles militaires, Saint-Cyr et Polytechnique, où est regroupée une population jeune et où on assiste à quelques cas mortels, et, avant cela, en pleine période de Noël, les Grands Magasins du Louvre, symbole de Paris et temple de la consommation, qui ont servi de modèle au Bonheur des dames d’Émile Zola.

Le préfet de police, responsable de la police sanitaire dans la capitale, demande une enquête à deux sommités, Paul Brouardel et Adrien Proust, le père de Marcel, la plus grande autorité de l’époque en matière d’hygiène publique. Ces deux experts balaient rapidement la gravité de l’épidémie, et aussi l’hypothèse, qui était inquiétante, d’une contamination par des marchandises, des peaux, des fourrures...

Les employés, et notamment leurs syndicats, s’emparent aussi fortement du sujet : ils s’en servent pour essayer de mobiliser les pouvoirs publics, en particulier le conseil municipal de Paris, autour des conditions de travail insalubres et dégradées de cette « nouvelle » catégorie professionnelle, alors que la santé et l’hygiène au travail avaient jusque-là beaucoup plus mobilisé autour du sort des ouvriers. Mais cet épisode se referme assez rapidement à partir du moment où la gravité de l’épidémie devient de plus en plus palpable et qu’elle se généralise. À compter environ du 20 décembre, l’assurance donnée à la population de la bénignité de cette « indisposition passagère », pour reprendre les termes de l’époque, commence à être battue en brèche par l’augmentation du nombre de décès : les pompes funèbres de Paris tournent à plein et on leur demande de ne pas communiquer avec la presse.

Peut-on déjà parler, pour reprendre des termes actuels, d’une fracture entre « rassuristes » et « alarmistes » ?

Tout à fait. Au début, les sommités comme Brouardel et Proust mais aussi les corps dont ils dépendent, l’Académie de médecine et le Conseil supérieur d’hygiène publique, tiennent principalement un discours rassurant. En même temps, quelques voix, y compris en regardant ce qui a pu se passer lors de pandémies précédentes, appellent à la prudence, rappelant qu’il arrive que ces pandémies de grippe s’aggravent.

À partir de Noël 1889, une inquiétude et un discours beaucoup plus précautionneux se développent donc au niveau médical, mais encore une fois conformément à une théorie plutôt atmosphérique : il faut se protéger contre les variations climatiques, contre le froid, faire très attention à la convalescence pour éviter les rechutes... Dans ce discours hygiéniste assez standard se manifeste une forme de négation du fait qu’il est difficile pour certains individus de respecter une convalescence car ils ont besoin de sortir pour travailler et ramener l’argent du foyer. Il y a donc des malades qui sont obligés de retourner travailler, ce qui est beaucoup dénoncé comme une imprudence par les discours médicaux fin décembre 1989 ou début janvier 1890.

Comme lors des débuts de la Covid-19, les recommandations hygiénistes tendent à individualiser le risque, à désigner la responsabilité des individus, quand bien même les inégalités sociales ne permettent pas à tous de les respecter, ce qui accroît en retour l’exposition à la maladie. C’est ce que l’on a vu avec les travailleurs et travailleuses de « première ligne », début 2020.

Le mot « influenza » apparaît alors souvent pour désigner la maladie, parfois de manière moqueuse.

Le terme d’« influenza » est un synonyme de « grippe » dans le discours médical du XIXe siècle : il vient d’Italie, l’influenza, c’est l’influence, donc l’influence du milieu, de l’environnement. On voit effectivement apparaître dans la presse ce terme qui n’était pas forcément connu par le grand public, ce qui donne lieu à un certain nombre de moqueries à un moment où l’on doute de la réalité et de la gravité de cette épidémie, et où l’on se demande, avec certains réflexes nationalistes, si ce n’est pas quelque chose qui a été importé et qu’il faut négliger car le corps français résistera.

L’intéressant, c’est qu’une fois la gravité de l’épidémie reconnue, le terme « influenzé » demeure dans les années 1890 pour distinguer la grippe épidémique de la grippe saisonnière. Un certain nombre de patients, en particulier dans les classes supérieures en Angleterre mais aussi en France, vont dire qu’ils sont « influenzés » quand ils connaissent une grippe longue, un peu comme un Covid long aujourd’hui. Le terme devient de plus en plus commun, signe de la pénétration des savoirs médicaux, de la même manière que vous et moi, nous pouvons nous mettre à parler de façon assez commune de H1N1, de Sars-Cov-2 ou du variant Omicron, des terminologies inconnues il y a encore quelque mois.

Le New York Times évoquait récemment l’idée selon laquelle cette pandémie de grippe russe de 1889-1890 aurait pu constituer, en réalité, une des premières pandémies causées par un coronavirus. Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Cette actualité s’est développée à partir de savoirs phylogénétiques qui consistent à essayer de comprendre, grâce à des outils d’horloge moléculaire, à quel moment ont eu lieu des bifurcations génétiques, et donc l’apparition de nouveaux variants. Un certain nombre de recherches récentes ont estimé, à partir de ces travaux rétrospectifs, qu’un nouveau coronavirus était apparu aux alentours de 1890.

À partir de là, il y a tout un travail qui devient, à mon avis, beaucoup plus interprétatif : on peut aller piocher dans le tableau clinique très variable de la grippe russe des symptômes cohérents avec un tableau de coronavirus alimenté par notre expérience actuelle de la pandémie de Sars-Cov-2, et dire que cette pandémie de grippe constituerait, en fait, une première pandémie de coronavirus. On a une fourchette temporelle qui est cohérente avec l’apparition de la grippe russe mais il est impossible de dire avec un tel degré de finesse chronologique qu’un nouveau variant de coronavirus est apparu en 1889, ou avant ou après. Les scientifiques qui l’évoquent à partir de leurs travaux sur l’horloge moléculaire sont extrêmement prudents : c’est une hypothèse intéressante, qui ne sera sans doute jamais confirmée.

Il ne faisait aucun doute pour les médecins de 1889-1890 que c’était une grippe. Avaient-ils tort à la lumière de savoirs virologiques apparus cinquante ans plus tard ? Pour moi, cette question n’est pas forcément essentielle. Ce qui m’intéresse beaucoup plus en tant qu’historien, c’est que quand des cliniciens voient apparaître les premiers cas de grippe espagnole sur le front en avril 1918, ils se rappellent ce qui s’est passé en 1889-1890. Ils comparent à partir de leur expérience, appellent à faire attention, signalent que les plus grandes autorités comme Brouardel et Proust parlaient au début d’une épidémie bénigne. Cette première alerte, au printemps 1918, a eu l’effet, dans l’armée, d’une plus grande vigilance face à l’évolution de la pandémie que dans le milieu civil, même si, finalement, à défaut de connaissance sur le virus de la grippe et de moyens thérapeutiques efficaces à l’époque, le bilan de la grippe espagnole a été particulièrement accablant.

Pour en savoir plus, par Frédéric Vagneron  :

« Une presse influenzée ? Le traitement journalistique de la pandémie de grippe “russe” à Paris (1889-1890) », in : Le Temps des médias, n°23, 2014

« Quand revient la grippe. Élaboration et circulation des alertes lors des grippes “russe” et “espagnole” en France (1889-1919) », in : Parlement[s], Revue d'histoire politique, n°25, 2017

« Déchiffrer la grippe russe. Quand une pandémie devient un événement statistique (1889-1893) », in : Population, vol. 75, n°2-3, 2020

« La grippe existe-t-elle ? L’énigme de la variabilité d’une maladie à l’heure de la culture bactériologique (1890-1914) », in : Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 15, n°3, 2021

Frédéric Vagneron est historien de la médecine et de la santé. Il enseigne à l’université de Strasbourg.