Documenter la folie : reportages à l'asile psychiatrique
Afin de dénoncer les conditions d’internement de ceux que l’on appelle alors « aliénés mentaux », deux reporters français des débuts du XXe siècle s'intéressent à la vie des hommes et femmes vivant en hôpital psychiatrique.
De tous les lieux secrets de la société française, les asiles psychiatriques comptent parmi ceux qui ont fasciné de façon durable les journalistes. Aux côtés des orphelinats, des refuges de nuit, des prisons et d’autres institutions encloses, ils figurent en bonne place au palmarès des objets récurrents de grand reportage, des années 1900 à l’entre-deux-guerres.
Chez les fous avant Albert Londres
L’enquête dans les asiles psychiatriques la plus emblématique, la plus célèbre, est sans doute celle d’Albert Londres, Chez les fous, publiée dans Le Petit Parisien du 6 au 20 mai 1925. Pourtant, Londres n’est pas le premier à choisir ce sujet. Dès 1903, un reporter du Journal, Jacques Dhur (1865-1929) a étudié l’internement des malades psychiatriques dans les asiles français.
Dhur vient tout juste, alors, de mener une virulente campagne de presse pour innocenter un forçat du bagne de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. Le reporter exploite le sujet de l’asile dans la foulée, comme le symbole d’une autre forme d’internement.
Son premier article, en date du 9 juillet 1903, s’intitule « Les bagnes de fous. Une loi à réformer » : le titre cherche à tirer profit de la répercussion médiatique du reportage à Nouméa en présentant l’asile comme un autre « bagne ». Jacques Dhur se campe en justicier. Il rapporte le témoignage de « P…, notable commerçant, qui vient de passer huit mois dans un asile d’aliénés » à cause d’une « lamentable aventure ».
Le reporter dénonce un internement injustifié et représente l’asile comme une « geôle infâme » où les internés subissent souffrances morales et physiques. Il justifie la nécessité de son enquête par l’obsolescence d’une loi inadaptée.
« Il [le commerçant] insistait pour que je fisse ressortir les dangers de la fameuse loi de 1838.
Sur le simple certificat d’un médecin – un seul – sujet à erreur, un homme, en possession de toutes ses facultés, peut être enfermé jusqu’à sa mort dans un de ces établissements euphémiquement dénommés : maisons de santé. »
En choisissant de traiter les abus de l’internement causé par une erreur médico-légale, le reporter du Journal calque son reportage chez les fous sur son enquête à Nouméa, qui était elle-même fondée sur une condamnation injuste. Il a pu être inspiré, de plus, par les nombreux romans de mœurs de la fin du XIXe siècle qui font de l’erreur judiciaire commise au détriment d’une victime innocente le nœud central de leur intrigue.
Le reportage, comme le roman, est ainsi d’abord un récit ; la représentation du réel doit y être ordonnée par une tension narrative, un scénario.
L’asile psychiatrique, pour Jacques Dhur, constitue donc un lieu d’enfermement, un « enfer » où tourne « le cercle effrayant des damnés ». Le journaliste fait de son enquête une instruction judiciaire menée dans les pages du quotidien. Il interviewe d’abord un professeur de la Faculté de Droit et un médecin ; tous deux sont d’avis que la loi de 1838, « inique », doit être modifiée. Il fait intervenir la parole rapportée de plusieurs victimes et experts, comme un avocat appellerait des témoins à la barre d’un procès.
La seconde livraison du reportage présente un autre cas d’internement problématique, celui d’un homme de lettres, Bertie Marriot, séquestré en novembre 1902, avant d’être retenu 57 jours à l’asile à la suite d’une querelle avec sa femme. Celle-ci l’aurait fait examiner par un médecin et interner de force à Charenton.
Marriot fournit au reporter une vision horrifiante de l’asile.
« Et il me conte son entrée dans ce pandémonium.
Tout de suite, il est entouré par une foule grouillante d’aliénés. Son chapeau haut-de-forme, son pardessus, sollicitent leur attention. En voici un qui s’agrippe à lui et tente de l’embrasser. Il repousse avec peine son visage, d’une effroyable pâleur, que contracte un rictus démoniaque. »
Prenant appui sur ces témoignages rapportés, Jacques Dhur défend la liberté et les droits individuels devant la législation et les pouvoirs du corps médical. Le reporter s’emballe au nom de la « France, pays de progrès et de liberté », qui devrait suivre l’exemple des autres « puissances européennes et d’outre-Atlantiques ».
Il mobilise aussi des lettres de lecteurs, qui lui signalent d’autres aventures « épouvantables ». Il décrit les certificats signés par les médecins coupables de l’internement de Bertie Marriot, les rapports médicaux contradictoires, exhibés comme d’autres preuves dans un procès médiatique.
Si Jacques Dhur ne pénètre pas lui-même à l’asile, il réclame enfin qu’y soit menée « une sévère enquête » afin de réformer la loi de 1838.
En se présentant comme « l’écho » de la « grande voix de l’opinion », le défenseur du progrès et du « respect absolu de la personnalité humaine », Jacques Dhur invente avec tapage, avant Albert Londres, la posture du reporter engagé, redresseur de torts au service des droits humains.
Retour dans l’asile infernal
Jacques Dhur a peu marqué la mémoire du journalisme littéraire, mais il a été visionnaire dans sa capacité à se saisir de sujets qui continuent de captiver les reporters dans l’entre-deux-guerres. L’asile, comme le bagne, concentre longtemps la fascination pour les périphéries inquiétantes de la société.
L’un de ses successeurs est Marc Stéphane (1870-1944), qui a publié en 1905 un ouvrage curieux intitulé La Cité des fous. Il y raconte avec humour son véritable internement de 94 jours à l’hôpital Sainte-Anne, célèbre asile du 14e arrondissement de Paris. Le volume est réédité chez Grasset en 1929, signe d’un intérêt soutenu pour le sujet.
Dans la foulée de la réédition, Marc Stéphane est invité, en 1932 à réaliser pour le compte de Paris-Soir un grand reportage. Une saison chez les fous le ramène donc entre les murs de l’asile. Le reporter s’est donné pour mission d’enquêter sur l’établissement même où il a subi son internement d’autrefois. Son passé est évoqué dès les premières lignes, devant le secrétaire de « l’asile clinique de Sainte-Anne ».
« Vous pensez sans doute, cher monsieur […] que c’est une singulière recommandation auprès de vous, que de s’affirmer l’auteur de cette terrible Cité des fous qui fut par deux fois, à vingt-cinq ans d’intervalle, un furieux pavé dans la mare aux… cafards, si j’ose dire […].
J’avais eu tout loisir, sous l’uniforme gros bleu des malades, de vivre assez intimement et lucidement, durant tout un trimestre, la vie de vos salles d’agitation, pour bien en surprendre tous les dessous. Alors, dame, de constater de visu de quelle manière révoltante étaient traités, ou plutôt maltraités [les internés] par un personnel qui semblait avoir été trié, avec un soin jaloux, parmi les escarpes, souteneurs et pierreuses en disponibilité des fortifs voisins […] [,] j’ai naturellement pris feu, et je me suis évacué sans grand ménagement pour personne.
Mais quoi ! si j’ai la dent dure et la morsure quelque peu virulente, je n’en suis pas moins un homme de bonne volonté – l’homme par excellence de bonne volonté ; et je ne demande qu’à faire un sincère mea culpa, si le nouvel état de choses, à l’asile clinique de Sainte-Anne, m’y oblige. »
Voilà Marc Stéphane de retour, observant cette fois-ci en visiteur externe. « Soyez seulement impartial dans votre enquête, c’est tout ce que nous vous demandons », exige le secrétaire du directeur.
Stéphane dépeint Sainte-Anne d’une plume colorée, surprenante voire burlesque, peu embarrassée de déférence envers le personnel hospitalier.
Il commence par s’immiscer dans une clinique à l’heure de la consultation. Les malades « appartiennent à la catégorie des “agités”, des cafards en activité de service, car ils travaillent du chapeau, ou plutôt du béret et de la bonnette ». Une « agitée » confond comiquement le reporter avec le prestidigitateur « Robert Houdin », tandis qu’un autre mise sur « Jules César ». Un débat insensé se poursuit dans l’« indifférence professionnelle » de l’infirmier et sous l’œil amusé du reporter.
Marc Stéphane accorde une place particulière à la parole des aliénés, comme si celle-ci détenait pour lui un intérêt littéraire. Il est vrai que les propos des malades, qu’il retranscrit, s’apparentent à son propre style, tissé d’images aussi inattendues que celle par laquelle une jeune internée décrit le reporter à son infirmière.
« Voyez comme il me regarde avec ses yeux, avec ses yeux… Je vous dis que c’est l’araignée de mer qui darde ses yeux sur moi pour m’empoisonner le sang avec ses yeux, avec ses yeux… »
Aussi, le passé de Marc Stéphane jette sur le début de son enquête un soupçon : le reporter est-il sain d’esprit ? Ne conserve-t-il pas une affinité inquiétante avec le monde qu’il visite ? Si le journaliste entretient d’abord un léger flou, il trace aussi une représentation rationnelle de l’hôpital, dont il décrit les services, à commencer par l’admission.
« Les hommes filent sur l’aile droite, les femmes sur l’aile gauche, et sont amenés au bureau de leur service respectif, déshabillés illico et revêtus de la bure administrative, puis étiquetés “tranquilles” ou “agités”, selon leur attitude, l’humeur du chef surveillant ou la teneur du dossier qui les accompagne. »
Marc Stéphane se montrant d’abord critique des méthodes de Sainte-Anne, le lecteur s’attend à une accumulation de descriptions dantesques et de pratiques inquiétantes. Le long « repos au lit » serait un « abrutissement grabataire », affirme-t-il, avant de juger durement l’usage de la camisole de force, « moyen de répression » inhumain. Comme Jacques Dhur, Marc Stéphane se veut pourfendeur de l’injustice et réclame pour les patients un juste traitement.
Les premiers portraits qu’il trace du personnel psychiatrique ne sont pas reluisants : un médecin-chef est en proie à de grands éclats de rire, un autre se montre condescendant envers un malade souffrant de « paralysie générale » (ou de méningo-encéphalite, une affection tardive découlant de la syphilis).
Pas encore tout à fait convaincu des bienfaits de Sainte-Anne, le reporter arpente la cour de l’hôpital, discutant au passage avec quelques internés, qui lui fournissent des saynètes cocasses.
« – Si tu veux, monsieur, après la soupe, je t’emmène en Amérique ! […] J’ai quelque part, là-bas, une ferme où j’élève un milliard de poules. Je te les ferai voir. »
Un hôpital psychiatrique moderne
Une inflexion dans le regard de Marc Stéphane se produit lors de la rencontre du docteur Leroy, responsable de la « malariathérapie », l’inoculation du paludisme pour soigner la paralysie générale. Bien qu’une patiente en délire psychotique accuse Leroy d’être un « empoisonneur » et de « [cacher] des lions dans son laboratoire, derrière la lessiveuse », le journaliste trace un portrait flatteur du savant et l’interviewe avec attention pour obtenir des précisions sur la malariathérapie.
Le traitement alors récent a été mis au point par un neurologue autrichien, Julius Wagner-Jauregg, lauréat du prix Nobel de médecine de 1927. Cette fois, Stéphane semble cautionner l’approche médicale et la tonalité du reportage se fait favorable.
Au fil d’une déambulation dans les salles de sa clinique, le docteur Leroy fait remarquer l’hygiène du lieu : « Vous l’avez vu : partout, clarté à profusion, partout aération parfaite, partout propreté ». Leroy loue les infirmières consciencieuses et défie Stéphane de retrouver en elles « ces rudes et si mal embouchées maritornes […] que vous dites avoir connues, autrefois ».
Son passé fait de Marc Stéphane un témoin peu suspect de complaisance envers l’institution. En outre, Leroy qualifie lui-même l’ancienne Sainte-Anne de « poubelle de la démence ». La découverte d’un traitement capable de guérir, dans 50 % des cas, la paralysie générale fait office de révolution ; elle aura permis, pour Leroy, de passer de la vision dantesque de l’asile de 1900 à l’« hôpital moderne » offrant un espoir thérapeutique, la possibilité d’une réintégration sociale.
La suite du parcours mène le reporter « au cœur même de l’asile-clinique de Sainte-Anne », le « centre de prophylaxie mentale de la Seine ». Les malades peuvent y entrer en observation libre « sans encourir l’internement d’office imposé par la loi de 1838 sur les aliénés ». La clinique se veut « un hôpital de médecine générale, s’opposant à la vieille et repoussante formule de l’asile prison médicale ».
La vision d’un hôpital psychiatrique moderne à la mission préventive triomphe définitivement de l’asile infernal des années 1900. Le reportage de Marc Stéphane, en ce sens, témoigne du changement que voit l’entre-deux-guerres dans l’approche et les représentations de la maladie mentale.
« Le docteur Toulouse est parti de ce principe que l’aliéné est un malade, et que sa psychose quelle qu’en soit la forme et l’acuité, ne doit pas être une cause suffisante pour son internement, s’il n’y a pas eu délit ou tentative de délit […].
D’où nécessité humanitaire d’un mode d’hospitalisation sans formalités légales, dans des services ouverts à tous […]. »
Le tracé du reportage conduit le lecteur à opérer une trajectoire calquée sur celle du reporter, de « l’image habituelle, rébarbative de l’hôpital vieux style », sombre antre infernal, jusqu’à la rencontre de la conception « moderne » des soins psychiatriques. Marc Stéphane contribue ainsi à renverser une représentation qu’il avait lui-même nourrie avec son volume de 1905.
Après un dernier détour dans les ateliers où travaillent des internés, c’est néanmoins avec une pointe de soulagement que le reporter franchit « la secourable porte qui ouvre sur Paris, sur Paris où s’il y a des fous, ils sont tellement nombreux que c’est exactement comme s’il n’y en avait point… »