Vivisection : a-t-on le droit de torturer les animaux ?
Depuis 1850 et la loi Grammont, journalistes, philosophes et scientifiques s’écharpent sur une question fondamentale : l’homme a-t-il le droit de faire souffrir l’animal ?
À la fin du XIXe siècle, l’évolution de la société occidentale et du rapport de l’homme à l’animal rouvre un débat qui agite les médias français depuis de longues années : la question de la souffrance animale – et particulièrement, de la vivisection.
Cette pratique est vivement critiquée par les commentateurs dès 1883, lorsqu’un comité, présidé par Victor Hugo, alerte l’opinion publique par le biais d’un communiqué. Le contenu de celui-ci est relayé dans Le Temps :
« La question du droit des animaux, que Michelet a appelés “nos semblables inférieurs”, s’impose à nos codes aussi bien qu’à nos consciences.
Il importe donc que la vivisection soit discutée au point de vue moral et scientifique afin que nous puissions, en connaissance de cause, en faire l’objet d’une enquête parlementaire ayant pour corollaire la révision de la loi Grammont. »
La loi Grammont, votée le 2 juillet 1850 par l'Assemblée nationale, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Trente ans plus tard, son interprétation – et donc son application – est encore assez libre. Celle-ci menace d’une amende et de cinq jours de prison « ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques ».
Telle qu’elle est comprise alors, elle concerne seulement les mauvais traitements infligés à un chien ou un chat. Mais de fait, de nombreuses questions se posent concernant, d’une part, l’alimentation (cuisiner un lapin, est-ce un mauvais traitement sur animal domestique ?), et d’autre part, les loisirs humains impliquant des animaux (courses de bœufs, cirque, etc.).
Quelques semaines après le vote de la loi Grammont, L’Écho des vallées du 26 septembre 1850 fait état d’une anecdote illustrant parfaitement l’ensemble des réactions devant cette nouvelle directive, moquée aussi bien par les citoyens que par les magistrats :
« La semaine dernière, un honnête habitant de la commune de St-Chinan, ayant maltraité un de ses plus fidèles serviteurs, descendant du coursier de Balaam, fut cité devant M. le juge de paix de sa commune en vertu de la loi Grammont. Voici le colloque qui s’établit entre eux :
M. le juge de paix. – Pourquoi, mon ami, vous qui êtes connu par l’aménité de votre caractère, vous êtes-vous emporté au point de frapper si brutalement votre pauvre âne ?
Le prévenu. – Oh ! le scélérat... M. le juge, il m’a devancé, car je venais vous le dénoncer.
Le juge. – Comment ?
Le prévenu. – C’est lui qui a commencé, car il m’a donné un coup de pied sur la jambe, et je me suis défendu.
Ce système de défense a été couronné d’un plein succès. Le magistrat partageant l’hilarité de l’auditoire, a renvoyé l’homme et son âne dos à dos, dépens compensés. »
Face au manque de crédit de cette loi, une circulaire est adressée aux procureurs dès l’année suivante, leur recommandant de veiller avec le plus grand soin à son application. Le message est parfaitement reçu, comme le prouve ce fait-divers rapporté par L’Écho des vallées le 1er janvier 1852 :
« Une assez bizarre application de la loi Grammont a eu lieu un de ces derniers jours, rue Nationale.
Un chat s’était introduit dans une cuisine et y avait enlevé le dîner d’un domestique. Peu charmé de l’aventure, le volé sortit à la poursuite du voleur qui s’enfuyait sur le trottoir. Enfin il parvint à l’atteindre, et lui allongea dans les reins un grand coup de pied.
Un commissaire de police passait en ce moment. Il saisit le domestique au collet, le mena au poste de la Préfecture et l’y déposa pour lui faire ensuite un procès-verbal pour mauvais traitements envers un animal domestique. »
Les protestations directes à l’encontre de la vivisection trouvent leurs sources dans la remise en question morale de l’expérimentation animale, et dans les interrogations philosophiques qui en découlent. Au milieu du XIXe siècle, les idées de Jeremy Bentham, Arthur Schopenhauer et Jean-Jacques Rousseau au sujet d’une possible « conscience animale » tendent doucement à s’imposer sur la théorie de l’animal-machine édictée par Descartes.
Dans le camp opposé, on a certes cessé de douter de la souffrance réelle subie par les bêtes, mais on met en avant l’intérêt de l’espèce humaine. La vivisection et, de manière plus large, l’expérimentation animale, sont considérées par ses partisans comme un mal nécessaire aux avancées de la médecine.
À ses débuts, la société antivivisection ne trouve évidemment pas bonne presse, et il va falloir plusieurs décennies pour que le débat s’équilibre.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il ne s’agit pas d’une question manichéenne dans laquelle les partisans de la protection animale représentent le camp du bien, et leurs opposants représentent celui du mal. Chacune des deux parties a ses nuances, ses débats internes, et l’une des grandes questions qui alimente le débat est : en termes de souffrance infligée à l’animal, où commence l’abus ?
Le Petit Caporal du 17 juin 1883 résume toute la question, en imaginant un dialogue entre un sympathisant des associations de défense animale et son chien :
« – En réalité, en effet nous naissons tous vivisecteurs ; demande aux autres hommes ; qu’il lève la main, celui qui, dans son enfance, n’a jamais coupé la tête à une mouche vivante ou n’a jamais par une ligature barbare provoqué la rupture d’une patte de hanneton ? [...] Si ce n’est pas là de la vivisection, qu’est-ce donc ? Tu vois par là qu’en se déclarant adversaire de la vivisection, les membres de la future association font preuve d’un grand courage.
– Je vous reconnais bien là avec exagérations, riposta mon chien. Pour une fois, réfléchissez donc un peu. Remarquez que l’association projetée annonce qu’elle combattra “l’abus” de la vivisection. Qui déterminera le point où commence l’abus ? L’autre jour, vous, aviez des amis à déjeuner. On a servi des huitres ; vous les avez mangées vivantes ; un homard, que Justine avait introduit tout vivant dans la chaudière, une matelotte où figuraient des anguilles que j’avais vu couper toutes frétillantes. Est-ce que ce n’est pas là un abus de vivisection ? »
La question continue d’occuper les journaux les années suivantes, avec le même type d’arguments repris afin de justifier ou combattre l’expérimentation animale. En rapportant la tenue d’une réunion de la Société antivivisectionniste quatre ans plus tard, Les Annales politiques et littéraires du 14 aout 1887 posent ainsi la même réflexion que le chien fictif cité plus haut :
« Vous pleurez sur le lapin à qui l'on a enlevé la moitié de son cerveau, mais je verserai, moi, des larmes sur celui à qui vous aurez cassé les reins, pour l'accommoder aux petits oignons.
Pourquoi plaindre l'un plutôt que l'autre ? Pourquoi frapper à coups de parapluie le vivisecteur quand on comble d'éloges la cuisinière ? »
Quelque quarante années plus tard, Le Siècle prouve que les mentalités ont évolué sur la question, en évoquant la « très mauvaise presse » dont souffre désormais la pratique de la vivisection. Encore une fois, la réponse apportée n’est pas binaire, et l’on prend alors le temps de rappeler les « avantages et inconvénients » de la pratique, explorant les faits sur le plan purement scientifique.
Le rédacteur rappelle en outre que la vivisection existe depuis l’Antiquité, et qu’en ces temps-là, certains penseurs, comme le philosophe romain Celse, estimaient qu’il n’était pas cruel de faire subir cette pratique à des hommes – des prisonniers, en l’occurrence – si cela permettait de « guérir des innocents ».
Le Siècle note également que la vivisection animale a permis de faire des découvertes fondamentales, au sujet de la circulation sanguine, du fonctionnement du système nerveux ou des fonctions de certains organes. Et à la question, centrale, de la cruauté de cette pratique, l’article répond que la découverte récente d’anesthésiants permet « d’éviter à l’animal toute forme de souffrance ».
Si les protestations des opposants à la vivisection n’aboutissent pas sur une interdiction définitive, elles auront toutefois permis de pousser la science à prendre en considération la souffrance éprouvée par une autre espèce.
L'Homme libre du 4 mai 1923 interroge à ce sujet un médecin belge renommé, et remet en perspective les sacrifices opérés pour faire avancer la science. Le rédacteur appelle à respecter une méthodologie évitant au maximum tout acte non-nécessaire à la médecine, et à abolir toute forme de cruauté.
Il est intéressant de noter que l’introduction de l’article dresse une constatation toujours d’actualité :
« Environ tous les dix ans, la presse française, et parfois européenne, part en guerre contre la vivisection. »
Un siècle plus tard, la question n’est toujours pas réglée. L’industrialisation des méthodes d’élevage et d’abattage, couplée aux difficultés d’interdire l’expérimentation animale prouvent que la situation actuelle n’est pas nécessairement meilleure que le jour du vote de la loi Grammont.
Et ce, malgré les évolutions, souvent positives, de la législation sur le sujet.