Clémence Royer, scientifique et philosophe hors norme
Traductrice de Charles Darwin, Clémence Royer a été une scientifique autodidacte, une philosophe renommée et une féministe qui ne s’interdisait aucun domaine de réflexion.
Né en 1840, Clémence Royer est placée à l’âge de 10 ans au couvent. À 19 ans, elle est obligée de trouver un travail et se place comme gouvernante dans des maisons bourgeoises. Autodidacte, elle s’instruit grâce aux bibliothèques de ses employeurs, lisant avec avidité des ouvrages d’économie, d’anthropologie ou de biologie. Après deux ans passés en Angleterre, elle s’installe à Lausanne en Suisse en 1856, où elle vit avec l’économiste Pascal Duprat en union libre.
Libre, elle l’est totalement et n’hésite pas à s’investir intellectuellement dans tous les domaines qui l’intéressent. En 1863, elle obtient (en même temps que Proudhon) le premier prix d’un concours sur le thème de la réforme de l’impôt et publie son ouvrage Théorie de l’impôt ou la dime sociale.
« J'ai voulu écrire dans ce livre le système fiscal de la liberté ; c'est pourquoi je le dédie aux hommes libres.
Mais cet instrument d'émancipation, de justice et de progrès ne serait entre les mains d'un despote, maître héréditaire d'un peuple servile, qu'un instrument d'oppression, d'iniquité et de décadence. »
Quelques mois plus tard, son roman philosophique Les Jumeaux d’Hellas, publié en Belgique, est interdit en France pour anticléricalisme.
« L’Indépendance annonce qu'on vient d’interdire la publication du roman philosophique de Mme Clémence Royer, intitulé “Les Jumeaux d’Hellas”, qui, édité en Belgique, avait commencé à circuler en France.
Dès que la session politique aura fait place à la session littéraire, nous rendrons compte de ce livre dont nous dirions qu'il est trop sérieux pour être dangereux, si nous pouvions admettre qu'il existe des livres dangereux. »
En 1865, invitée au Congrès des sciences sociales, elle réussit à en modifier le programme une fois sur place.
« Une vraie question de Congrès, c'est celle que Mlle Clémence Royer a réussi à faire substituer à d'autres indiquées au programme, et qui étaient moins heureusement appropriées : nous voulons parler de l'influence du luxe sur les sociétés modernes au point de vue économique et au point de vue moral. […]
Son livre sur l’impôt, récompensé au concours qui a eu lieu à Lausanne sur ce sujet il y a trois ou quatre ans, contient de très bonnes parties et se fait lire avec intérêt.
D'autres écrits, des leçons applaudies dans plusieurs pays étrangers, ont achevé de la désigner avec distinction parmi les femmes de notre temps que recommande un esprit viril, en admettant que ce mot signifie sérieux. »
Mais ce qui rend Clémence Royer célèbre dans la sphère scientifique du XIXe siècle, ce sont ses traductions de l’œuvre de Charles Darwin De l’origine des espèces.
Dès 1862, elle s’attaque à la première édition. Et le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne s’embarrasse pas d’une traduction littérale. Le titre, déjà, De l'origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés, est une libre adaptation puisque l’ouvrage de Darwin ne traite ni de l’origine de l’homme, ni des progrès dans la société industrielle (la traduction littérale étant : De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie).
Elle rajoute également 64 pages de préface, dans lesquelles elle s’attaque à l’obscurantisme religieux et défend un certain eugénisme en dénonçant une société où le faible prédomine sur le fort.
Darwin s’en émeut un peu dans une lettre adressée à Joseph Hooker (« Presque partout dans L'Origine des espèces, lorsque j’exprime un grand doute, elle ajoute une note expliquant le problème ou disant qu’il n’y en a pas ! Il est vraiment curieux de voir quelle sorte de vaniteux personnages il y a dans le monde… »), mais lui confie néanmoins la traduction des trois autres éditions de son œuvre.
Car Clémence Royer est « plus darwiniste que Darwin » lui-même.
« Je veux signaler l'apparition d'une deuxième édition de la traduction française du livre de M. Darwin sur l'origine des espèces, par Mlle Clémence Royer, encore plus darwiniste que Darwin. Cette deuxième édition a subi quelques heureux changements. D'abord, celui du titre, qui est devenu : De l'Origine des espèces par sélection naturelle, ou des Lois de transformation des êtres organisés ; au lieu de l'Origine des espèces, ou des Lois du progrès chez les êtres organisés. […]
Pleine d'enthousiasme encore, Mlle Royer chante victoire dans son avant-propos ; à l'entendre, il n'y aurait plus, pour résister au succès de la doctrine, “dans le monde de la science libre et rationnelle” que “quelques esprits attardés” tenant encore pour vraie “l’ancienne orthodoxie géologique”. »
Elle saisit toutes les tribunes qu’on lui offre pour défendre la pensée révolutionnaire de Charles Darwin. Lorsque Pierre Flourens publie Examen du livre de M. Darwin sur l'origine des espèces, elle rédige immédiatement un article dans La Presse.
« Les deux doctrines opposées concluent à ce dilemme : ou l'homme s'est formé dans une suite immense et non interrompue de générations normales, selon une loi du progrès lent et continu, de quelque forme organique inférieure provenant elle-même d’une succession de formes de plus en plus simples, jusqu'à l'être amorphe et rudimentaire, œuf primordial qui leur a servi de germe commun à l'origine même […] ou bien, chaque espèce, fermée et limitée, s’est produite spontanément et dans toute sa perfection. […]
Or dans le premier cas, la nature pour agir, n'a besoin d'être ni une puissance occulte, ni une entité, ni une personne, ni un Dieu, comme le prétend M. Flourens ; c'est dans le second, au contraire, qu'elle doit être tout cela pour procéder avec conscience, intelligence, prévoyance et puissance. L'hypothèse des transformations est celle d'une loi normale de développement s'exerçant sur des êtres donnés ; la doctrine de la fixité suppose, au contraire, la création anormale d'êtres dont ni la matière ni le moule, ni la forme, ni la loi, ni les conditions de vie ne préexistent, et qui ne peuvent apparaître en un point quelconque du monde sans en bouleverser tout l'équilibre établi, comme le prouve le beau chapitre de M. Darwin sur la concurrence vitale. »
Pendant des années, Clémence Royer travaille et publie dans des domaines aussi divers que l’économie politique, l’anthropologie (elle est la première femme à entrer à la Société d’anthropologie de Paris, en 1870) ou la physique.
En 1900, elle publie La Constitution du monde : dynamique des atomes, nouveaux principes de philosophie naturelle, qui lui vaut le surnom de « Newton française ».
« Les théories des énergies vibratoires et de la pesanteur, de Mme Clémence Royer, apparaissent comme toutes nouvelles dans la science ; leur généralité est incontestable et leur représentation concrète, en harmonie avec la représentation moléculaire des corps. […]
Elles marqueront, certes, dans la science, une époque nouvelle, quels que perfectionnements d'ailleurs qui puissent leur advenir, car elles présentent toute science sous un nouveau jour, à partir des axiomes. Et nous ne pouvons qu'admirer le génie de Clémence Royer qui a su, pour la première fois, faire embrasser aux hommes, d'un point de vue unique et lumineux, tout l'édifice des sciences. »
Elle obtient la Légion d’honneur la même année, sur la demande d’un large groupe de scientifiques et d’intellectuels (parmi lesquels Émile Zola et Marcellin Berthelot).
Jusqu’à sa mort en 1902, elle sera collaboratrice régulière du premier grand journal féministe mondial, La Fronde [voir notre article].