1927 : la France découvre le premier synthétiseur
À la fin des années 1920, la France des salons profite pour la première fois des « ondes éthérées » issues des recherches menées par le Russe Léon Theremin, grâce à l’instrument qui porte son nom.
En 1907, la musique électronique n’est plus tout à fait une nouveauté. Cependant, la rareté des instruments comme le Denis d’or du Tchèque Vaclav Prokop Divis (conçu au milieu du XVIIIesiècle) ou encore l’orgue électrique de Jean-Baptiste de Laborde (pas beaucoup plus tard), balayés par une révolution, deux empires, trois républiques, une Commune et une guerre mondiale, ne leur ont pas encore permis de se faire une place parmi les salons parisiens du début du XXesiècle.
Il faut attendre 1919 et l’invention du thérémine par le Russe Léon Theremin – francisation du nom Lev Sergueïevitch Termen – pour que les ondes électroniques finissent par s’exhiber sur les plus grandes scènes du monde. Puis chez nous.
Car, si le nom de Léon Theremin apparaît pour la première fois dans Le Ménestrel du 1er janvier 1919 parmi une longue liste des concertistes, ce n’est pas avant le 8 octobre 1927, en une du Matin, qu’est fait mention de son « appareil radio qui crée toute la gamme des sons », et que le musicien présente à Berlin « devant un auditoire d’élite, salle Beethoven ».
« Cet extraordinaire instrument se compose d’un petit poste d’émission à deux lampes, surmonté d’une baguette métallique qui joue le rôle d’antenne.
Il suffit d’approcher la main à quelques centimètres de cette tige ou de l’éloigner légèrement pour produire toute une gamme de sons.
Une seconde antenne en forme circulaire, au-dessus de laquelle s’élève ou s’abaisse la main gauche, permet d’intensifier le son ou de l’atténuer. Enfin, un dispositif, dont l’inventeur n’a pas dévoilé le secret, permet de varier le timbre. »
Le dispositif en question n’a plus rien d’un secret aujourd’hui – il s’agit d’une simple résistance – mais à l’époque, un certain mystère entoure la découverte, qui bénéficie non seulement d’un bel encart en couverture, mais aussi d’une photo, preuve irréfutable de son existence.
Si Theremin lui-même « affirme qu’il peut imiter n’importe quel instrument », l’audience doit alors se contenter d’un violon, d’un alto et d’une pseudo-voix humaine « d’une pureté et d’une sonorité remarquables » selon le témoin, qui ne s’autorise qu’un bémol : l’exécution de l’Ave Maria de Schubert ou du Cygne de Saint-Saëns n’égale pas celles des grands virtuoses.
C’est peu de le dire, puisqu’aujourd’hui, il est reconnu que l’instrument de Theremin est l’un des plus complexes à maîtriser, la seule ayant réellement réussi à le faire étant la violoniste virtuose Clara Rockmore, dont l’inventeur demanda plusieurs fois la main, sans succès.
Dès le lendemain cependant, Le Matin publie un improbable erratum indiquant que le commandant F. Péri, chef du centre radiotélégraphique de Lyon avait présenté une « machine similaire » à la Société de neurologie quelques mois plus tôt. Un bon point pour la France, qui ignore toujours que Theremin a fait, lui, la découverte près de dix années auparavant.
« À la suite de l’article que nous avons publié, hier, sur l’invention présentée à Berlin par le professeur Theremin d’un appareil radio-électrique créant toute la gamme des sons et des timbres de divers instruments, des personnalités scientifiques nous signalent que le principe de cette découverte a été appliquée pour la première fois par un ingénieur français dès le mois de mai dernier. »
Le Matin ne sera pas le seul à relayer l’information du concert berlinois. Si L’Ouest-Éclair de Rennes, le Courrier de Saône-et-Loire ou encore Le Petit Marseillais se font tous l’écho de la publication le lendemain de sa parution, le journal des arts Comœdia offre une très belle place à cet « instrument imprévu » dans sa colonne « T.S.F. et Musique ».
Inspiré, le correspondant du journal évoque l’« Aether-Wellem-Musik, la musique par les ondes de l’éther », reprenant le communiqué des publicistes qui ont baptisé l’appareil « l’aérophone ». Un nom qui interroge le correspondant.
« Je ne sais pas s’il tiendra, ajoute-t-il, clairvoyant, mais l’invention aura, sans nul doute, le plus grand retentissement dans le monde entier. »
Ce que ne précisait pas Le Matin, c’est le spectacle de synesthésie offert au public par Theremin. Un détail qui frappe le correspondant de Comœdia. Celui-ci ne doute pas qu’on puisse un jour en tirer des interprétations virtuoses. « On ne voit pas bien ce qui s’y opposerait », précise-t-il.
« Le professeur Theremin (et d’autres, probablement) perfectionnera cette invention, qui a déjà bien des côtés saisissants.
Elle nous montre, par exemple, certains rapports entre les couleurs et les sons : faisant l’obscurité dans la salle, le professeur Theremin projette sur un écran une lumière colorée.
Il s’est mis à joueur sur son “aérophone” et la couleur s’est modifiée d’elle-même, ses nuances suivant une courbe mystérieuse, parallèle à celle des sons. »
Cinq semaines plus tard, sur la scène de la Salle Gaveau, Léon Theremin, désormais surnommé l’« Edison Russe », présente son instrument à Paris. Une présentation pour le moins sensationnelle, puisque « 25 000 francs de billets ont été vendus en trois jours ».
Fort de ce succès, le tourneur Marcel de Valmalète s’assure un spectacle encore plus notable en louant l’Opéra de Paris le jeudi suivant. Le public parisien peut enfin découvrir dans le cadre d’un concert la « musique électrique » de Léon Theremin. L’Écho de Paris est la seule publication à ne pas parler de « musique éthérée », lui préférant un terme plus pragmatique.
Et le rédacteur d’expliciter sa pensée :
« Il faut dire, en effet, que tous les postes T.S.F. qui sont parcourus par des courants de haute fréquence sont des instruments de musique, pour la simple raison qu’ils portent des courants de fréquence musicale. Et on l’entend bien aux bruits généralement fort désagréables qu’ils émettent quand on les accorde.
Aussi, tout l’art des fins auditeurs est-il de faire disparaître cette “musique”. »
Une désacralisation qui n’empêche en rien l’émerveillement provoqué par ces ondes venues d’ailleurs. Lorsque l’inventeur s’adresse pour la première fois à la France via le Journal, qui le dépeint comme un « jeune Russe de 31 ans, mince et très blond, aux yeux couleur acier », on le soupçonne même d’en rajouter dans son auto-présentation caricaturale du « scientifique autiste ».
« Je n’avais jamais quitté la Russie : je suis en vacances. Mon voyage a un caractère privé.
J’ai été élevé dans une société de gens de science. Mes ancêtres étaient d’origine française. J’ai toujours étudié la musique, non seulement du point de vue d’un physicien que l’acoustique passionne, mais en dilettante.
Parallèlement, j’ai toujours cherché dans le domaine de la radio-électricité. Tous les physiciens savent depuis une quinzaine d’années que l’on peut créer des sons au moyen de courants alternatifs de diverses fréquences. J’ai eu l’idée de chercher à régler ces sons, de leur donner une âme, d’en varier l’intensité, le timbre ou la hauteur.
Je crois y avoir réussi. »
Quelques jours plus tard, Léon Theremin embarque pour « négocier à New-York une offre ferme de 500 000 dollars qui lui est faite pour l’achat de son brevet ». C’est là-bas que Theremin s’épanouit, à la fois en concevant un détecteur à métaux pour la prison d’Alcatraz, mais aussi en imaginant de nouvelles fonctions au thérémine, notamment une application faisant réagir l’instrument aux mouvements des danseurs qui l’entourent.
Malheureusement pour lui, les vertus musicales de son invention ne sont pas évidentes pour tous et, après avoir épousé la ballerine afro-américaine Lavinia Williams, Theremin disparaît des radars en 1938.
On découvrira plus tard qu’il repartit entre-temps pour l’U.R.S.S. – des thèses penchent en faveur de l’enlèvement pur et simple – avant de se faire emprisonner au goulag, forcé de travailler dans un laboratoire afin de mettre ses connaissances au profit des services secrets soviétiques.
Il y conçut un détecteur laser, de même qu’un module d’écoute que le gouvernement exploita promptement en le dissimulant dans une sculpture en bois – plus tard baptisée « La Chose » – offerte, dès 1945, à l’ambassadeur américain à Moscou afin d’écouter chacune de ses conversations.
Les grandes heures de Léon Theremin, scientifique star en concerto à l’Opéra de Paris, étaient bien loin.
On n’entendit plus parler du brillant inventeur dans la presse française après l’émotion suscitée par sa prestation sur la scène de l’Opéra Garnier. Enfermé dans son laboratoire, il ne savait pas forcément que son instrument vivait encore sans lui, sous les mains d’autres que la belle Clara Rockmore.
Le thérémine et ses miaulements maladifs n’étaient alors pas tout à fait entrés dans les mœurs. Mais la musique électronique, elle, n’allait pas tarder à connaître un développement durable.