Le monstre de Querqueville, histoire du Loch Ness français
En février 1934, une immense et étrange bête est découverte échouée sur une plage de Normandie. Qu'est donc ce « monstre » que la presse n'hésite pas à comparer au Loch Ness ? Les imaginations s'embrasent.
Dans la nuit du 26 février au 27 février 1934, un étrange animal est découvert sur la plage de Querqueville, près de Cherbourg. Long d'environ 8 mètres, il est dans un état de décomposition avancé et ne ressemble à aucune espèce connue. Il n'en faut pas plus pour que les imaginations s'embrasent. Bientôt, on se presse à pied, à bicyclette ou en voiture pour voir de ses yeux ce que les journaux ont eu vite fait de surnommer « le monstre ».
« Est-ce le monstre du Loch Ness ou le Serpent de mer ? » fait mine de s'interroger le quotidien breton L'Ouest-Éclair, dont le rédacteur prend un plaisir évident à donner les détails de l'étrange découverte :
« Dans l'après-midi d'hier, on a trouvé à Querqueville, sur les rochers, derrière le camp d'aviation, le cadavre d'un animal tout à fait extraordinaire et tel que personne ne se souvient en avoir vu sur nos côtes.
Il s'agit d'une sorte de poisson d'environ huit mètres de long, muni de nageoires pectorales et d'une nageoire dorsale.
Le corps de l'animal a environ 1 m 50 de diamètre dans sa partie la plus large mais ce corps est précédé par un cou très fin, très allongé, de plus d'un mètre de long, qui se termine par une tête de la grosseur d'un chapeau melon, et qui ressemble vaguement à la tête d'un chameau.
Voilà une singulière description, chapeau melon, tête de chameau. Sans nul doute, il s'agit de quelque animal antédiluvien.
Peut-être est-on tout simplement en présence du monstre de Loch-Ness, à moins qu'il ne s'agisse du fameux Serpent de mer.
La Science se prononcera sans doute ; attendons son verdict. »
Le sujet est évidemment vendeur. Bientôt, les journalistes parisiens débarquent en Normandie et viennent grossir les rangs des badauds fascinés par la bête. Le chroniqueur du Journal rapporte ainsi :
« Une foule immense venue de la ville et des environs, s'est rendue sur la plage de Querqueville pour voir le cadavre du monstre marin, horrible bête visqueuse, presque informe, en pleine décomposition.
Chacun voulait surprendre le secret de l'énorme bête [...].
Ne s'agirait-il pas des restes du fameux monstre du Loch Ness, qui tenta ces temps derniers d'éclipser la réputation du serpent de mer ? »
La découverte est si extraordinaire que les plus grands scientifiques français font le déplacement pour tenter de percer le mystère de cette « masse de chair et de gélatine », poursuit le chroniqueur :
« Dans l'essaim de curieux [...], un remous se produisit soudain : quelqu'un s'efforçait de fendre la foule. C'était M. Corbière, le savant le plus vénéré de notre région, un septuagénaire admirable, dont les travaux de botanique font autorité [...].
– Place à M. Corbière.
Chacun s'effaçait. Tel un sourcier armé de deux petits bâtons, le vieillard souriant s'approcha de cette chose indescriptible étendue sur la plage et que des milliers d'yeux regardaient, tandis que des milliers de narines palpitaient d'un dégoût intolérable.
– Comment peut s'appeler ce poisson ? demande une curieuse.
– Un poisson ! Quelle erreur impardonnable, s'écrie M. Corbière. On s'imagine qu'il n'y a dans la mer que des poissons, mais non, il y a des mammifères, des reptiles, des oiseaux et aussi des cétacés, et c'en est un.
Alors, avec ses petits bâtons, le savant explora l'épave animale, besogne répugnante.
M. Corbière s'intéresse à la tête et au cou étroit dont on n'aperçoit plus qu'un fragment. Il soulève les ailerons latéraux, ornés de longues crinières blanches. Il palpe la peau velue.
– Je ne peux me prononcer, dit-il.
La bête a été abîmée et fragmentée. Elle mesurait de 40 à 50 mètres et les entrailles, le foie et les poumons sont longs de 5 mètres. Les voyez-vous, gisant sur le rocher ? Cette bête est en décomposition depuis fort longtemps. »
Avec l'impossibilité d'affirmer à quelle espèce appartient l'animal échoué, les conjectures se multiplient. L'affaire prend une ampleur telle que le professeur Petit, sous-directeur du laboratoire du Muséum d'histoire naturelle de Paris, est dépêché sur place pour examiner la bête et apporter ses lumières.
L'Excelsior raconte l'examen insolite auquel se livre la sommité parisienne :
« Après avoir dégagé la tête, qui lui apparaît particulièrement curieuse en raison de sa forme et des cavités qu'elle présente, il a examiné le cou qui est recouvert de muscles et de tissus conjonctifs extrêmement denses.
Il s'est efforcé, ensuite, de reconstituer et de replacer, dans la mesure du possible, les nageoires du monstre, et, notamment, une nageoire en forme de V qui lui paraît tout à fait curieuse.
La présence de longs poils blancs à l'extrémité de la queue et des nageoires a vivement surpris le savant qui n'a jamais observé de pareils phénomènes.
À l'issue de son examen, M. Petit a déclaré aux journalistes qui le pressaient de questions :
– Nous sommes en présence d'un animal d'une espèce curieuse et dont la présence, en tout cas, n'a jamais été signalée dans nos régions. On avait cru, tout d'abord, qu'il s'agissait d'un mammifère, mais ce n'est ni un cétacé, ni un phoque comme les photographies nous l'avaient laissé supposer.
La présence de la valvule spirale de l'intestin, la forme et surtout l'énorme volume du foie me permettent de dire qu'il s'agit d'un poisson et très vraisemblablement de la catégorie des sélaciens, à laquelle appartient également le requin. »
La science finira par parler, quitte à décevoir les esprits les plus imaginatifs : les études ultérieures confirmeront qu'il ne s'agissait pas d'un monstre mythique mais simplement d'un requin pèlerin.
Quelques semaines plus tard, le Loch Ness sera prétendument aperçu dans les eaux d'un lac écossais... et fera, lui aussi, vendre beaucoup de papier.