Cesare Lombroso, controversé initiateur de la criminologie
Professeur de médecine légale à l'université de Turin, Cesare Lombroso est le fondateur de la célèbre Ecole italienne de criminologie. Érudit et provocateur, ses écrits en « anthropologie criminelle », souvent essentialistes, sont largement critiqués dans la presse française de la fin du XIXe.
Cesare Lombroso, professeur de médecine légale à la prestigieuse Université royale de Turin, se fait connaître de la presse française à l’occasion de la sortie de son premier ouvrage, publié en 1879 et devenu un classique du genre : l’Uomo delinquente. Empreint des pensées de son temps, largement essentialistes, de même qu’usant de méthodes liées à la phrénologie, Lombroso propose l’hypothèse selon laquelle on ne devient pas criminel, mais que ce comportement serait défini par des caractères innés : race, lieu de naissance et attributs physiques – longueur des bras, diamètre du crâne, dentition, etc.
La Revue politique et littéraire rapporte ainsi, le 12 juillet 1879 :
« L'auteur commence par étudier les caractères physiques des ‘délinquants habituels’ et par montrer que ces caractères sont ceux des races sauvages inférieures.
Il existe également de grandes analogies entre les goûts et les défauts des sauvages et ceux des criminels. Les uns et les autres se plaisent à se tatouer ; ils sont vaniteux, crédules, mobiles, irritables, imprévoyants ; ils convoitent le bien d’autrui ; ils aiment une vie tapageuse et sensuelle ; ils se servent d’une langue formée d’après les mêmes instincts : ce dernier point surtout est remarquable ; les malfaiteurs de tous les pays ont un argot qui rappelle, avec un vocabulaire différent, les langues des sauvages. »
Poursuivant ses réflexions, l’auteur précise certaines idées de traitement imaginées par le savant :
« Cesare Lombroso ajoute : l’instruction, que plusieurs investigateurs superficiels croient être une panacée du délit, est au contraire une des causes de récidive et au moins un de ses facteurs indirects.
Ainsi, au moyen de l’art de la calligraphie ou de la litographie (sic), les délinquants peuvent accomplir leurs desseins avec moins de périls et plus d’avantages. »
Traduit en langue française, l’Uomo delinquente gagne un public plus large, moins restreint aux cercles s’intéressant aux balbutiements de la criminologie. Désormais, c’est une parole qui compte et que les journaux prennent au sérieux. L'Autorité du 26 décembre 1888 annonce ainsi :
« La Nouvelle revue vient de publier dans un de ses derniers numéros une étude sur les nouvelles découvertes d'anthropologie criminelle, due à la plume de M. Cesare Lombroso, dont le talent et la haute compétence en cette matière sont universellement reconnus. (…)
C'est surtout à l'étranger, en Italie spécialement et en Angleterre, que cette nouvelle science a trouvé le plus de disciples et que les observations ont été le plus fréquentes. »
Certains titres s'indignent toutefois, et justement, des raccourcis employés par le savant italien :
« Il y a, selon ces savants, un criminel-né, reconnaissable à divers signes. En outre, les criminels sont ou doivent être gauchers, daltoniens, louches et débiles... [...]
Admirez le progrès de la science ! »
Même son de cloche du côté du très sérieux Temps, qui remet en question l’aspect quelque peu stéréotypé et réducteur du « criminel » tel qu’imaginé par Lambroso :
« Que M. Lombroso se mette en état d’annoncer avec certitude, après examen, que tel sujet sera criminel et que tel autre restera innocent, ou qu’il renonce à se déclarer en possession des caractères spécifiques de l’uomo delinquente. […]
A vrai dire, je crois bien que l'habile anthropologiste italien ne parviendra jamais à ramener à un type unique tous les hommes criminels. Et la raison en est que les criminels sont, par nature, essentiellement différents les uns des autres, et que le nom qui les désigne ne présente rien de net à l’esprit. M. Lombroso n’a pas même songé à définir ce mot de criminel. […]
En réalité, ce que M. Lombroso appelle un criminel, c'est un prisonnier. Tous les prisonniers finissent par se ressembler en quelque chose. Le régime qui leur est commun détermine en eux certaines anomalies particulières par lesquelles ils se distinguent à la longue des hommes qui vivent librement. »
L'année 1889 marque la publication de son ouvrage L'Homme de génie au sujet d’une nouvelle marotte du savant, les rapports entre génie et folie. Pour ce faire, il étudie divers cas d’hommes « géniaux » et « révolutionnaires » via la méthodologie déterministe employée dans ses travaux précédents. En 1891, l'anthropologue publie un nouvel ouvrage sur le sujet, résumé ici par La Revue des revues :
« Une des applications les plus pratiques de l’anthropologie criminelle est celle qui dérive de l’étude de la physionomie du criminel politique. […]
Les vrais révolutionnaires, c’est-à-dire les initiateurs des grandes révolutions scientifiques ou politiques, qui provoquent un vrai progrès dans l’humanité, sont presque tous des génies ou des saints et ils ont tous une physionomie merveilleusement harmonique. »
Il cherche à justifier sa dichotomie génie-folie chez Baudelaire, Verlaine ou Newton en se basant sur leur lieu de naissance, leur physique et leur « héritage racial », ce à quoi L'Univers illustré répond en relevant plusieurs incohérences dans les démonstrations du chercheur :
« Chaque jour, les horizons de cotte folle enquête s'élargissent. Avec les ‘récents progrès’ qu'on nous signale, nous entrons, comme disait Victor Hugo, ‘dans de l'extraordinaire’. […]
La statistique du génie ! Nous savions que la statistique tombait souvent dans la puérilité, mais nous n'aurions jamais imaginé qu'elle s'exerçât sur les nombreux génies qui, paraît-il, peuplent notre territoire.
Au surplus, ces tables de génialité, qui les a dressées? Dans quel Bottin les trouve-t-on ? Qui a fait ce recensement ? Est-ce M. Lombroso lui-même ? Voilà de bien étranges documents pour servir de base à une science ! »
Mais au-delà des critiques touchant aux valeurs derrière la théorie du « criminel-né » ou du « génie fou », c’est aussi la méthodologie même du travail du criminologue qui se voit de plus en plus décriée. Suite à son étude consacrée aux « émeutiers anarchistes », un journaliste du Petit journal confronte le chercheur turinois en 1891 à propos de la véracité supposée de ses observations de terrain – et convoque le criminaliste star français, Alphonse Bertillon :
« Aussi n'avais-je pas vu sans quelque surprise, un physiologiste en criminalité bien connu, M. le docteur Cesare Lombroso, professeur à Turin, faire part aux lecteurs d'une importante revue française d'observations relatives aux types d'émeutiers anarchistes, — observations faites par lui d'après des photographies judiciaires. [...]
D'après les photographies des anarchistes de Chicago et de Paris (service de M. Bertillon), il a cru pouvoir établir une proportion à peu près identique : 40 et 31 pour 100 du, type criminel sur 100 individus arrêtés. […]
Je tiens à faire savoir qu'ayant manifesté dernièrement à M. Alphonse Bertillon, et parlant à sa personne, l'étonnement que me causait cette étude criminaliste sur photographies, le savant directeur du service d'identification me répondit :
‘Mon étonnement dépasse le vôtre, car je n'ai montré à M. Lombroso aucune des photographies d'anarchistes qu'il dit avoir vues dans mon service, et aucun de mes hommes n'a pu lui en communiquer subrepticement, car elles ne sont pas à leur disposition ; j'ai pris des mesures pour mettre à l'abri de toute indiscrétion les pièces relatives aux personnes des catégories « politiques ou similaires »’.
Ainsi me parla très nettement M. Alphonse Bertillon. Alors, comment expliquer les assertions de M. Lombroso ? »
Précurseurs au début des années 1870, les travaux du criminologue transalpin tombent peu à peu en désuétude avec l’arrivée d’investigations crimino-scientifiques plus rigoureuses à l’orée du nouveau siècle. Plusieurs anthropologues et sociologues européens (et notamment français), dont les travaux se portent sur les « milieux » socioculturels et économiques, ridiculisent désormais ouvertement les théories de Lambroso, témoignages aberrants d’un autre temps. Elles entrent dès lors dans le domaine de ce que l’on nomme la « pseudoscience ».
S’intéressant à la fin de sa vie au spiritisme de même qu’à l’hypnotisme, Cesare Lambroso s’éteint en 1909 à Turin, non sans avoir pris vigoureusement (et courageusement) la défense du capitaine Dreyfus pendant l’Affaire. Ses thèses sont aujourd’hui discréditées par l’ensemble de la communauté scientifique.