Écho de presse

1856, « création » d’une maladie mentale : la folie à deux

le 01/10/2024 par Mathilde Castanié
le 01/10/2024 par Mathilde Castanié - modifié le 01/10/2024

La « folie à deux » est une maladie caractérisée par la transmission de symptômes délirants d’un individu à un autre, et apparaît pour la première fois en France en 1856 à la suite du viol de deux sœurs. Curiosité psychiatrique, elle révèle notamment certains biais misogynes des « aliénistes » du XIXe siècle.

Le premier cas de folie à deux concerne deux sœurs qui accusent leur père de les avoir violées, et d’avoir conduit d’autres hommes à les violer. Mais la médecine légale ignore complètement la part de l’inceste dans les violences sexuelles jusqu’en 1857, et notre affaire se passe en 1856. Plutôt que d’avoir cru ces femmes qui parlaient, le médecin en a tiré l’observation d’une nouvelle maladie.

Le 20 février 1856, mademoiselle X est internée sous l’observation de Ernest Charles Lasègue (1816-1883). « Poète du calme et de la santé » pour Jules Claretie, un temps professeur de philosophie et disciple de Victor Cousin, Lasègue a été pris par Claude Bernard au service de Jules Philippe Joseph Falret (1824-1902) à La Salpêtrière. Excepté un modeste Traité des angines, Lasègue n’a pas publié d’ouvrage de son vivant, aussi son œuvre est disséminée dans une foule de publications éparses.

Mademoiselle X a 38 ans. Elle vit avec son père et sa sœur jusqu’à leur internement commun à l’asile des aliénés du département. Mademoiselle X accuse leur père de violences sexuelles, en public. « Que de faits absurdes d’immoralité ne lui a-t-elle pas reprochés ; que de mémoires n’a-t-elle pas adressés à l’autorité pour qu’elle eût à la protéger contre lui ; que de visites n’a-t-elle pas faites aux hommes d’affaires pour leur confier ses soucis imaginaires ! », note Lasègue. Les deux sœurs sont armées, au quotidien. L’article développe essentiellement le cas de Mademoiselle X, car, contrairement à sa sœur, mère et mariée, Mademoiselle X est célibataire, et ainsi davantage pathologisée par le médecin.

« Mademoiselle X… ne marchait jamais sans armes ; les plus grandes précautions étaient prises par elle lorsqu’elle se renfermait dans sa maison et, dans une construction qu’elle devait faire, elle ne voulait employer que des serrures de sûreté, non pour se protéger contre les voleurs, car elle ne craignait pas pour sa bourse, mais contre des ennemis imaginaires qui en voulaient à son honneur et à celui de sa sœur. »

Le père des deux filles écrit le 18 février 1856 à Lasègue une lettre, qui vient le rencontrer le lendemain, sans jamais considérer la possibilité que cet homme ait effectivement violé et fait violer ses filles. On peut supposer que le père ait écrit à Lasègue en sa qualité de médecin de la Préfecture de police et du Dépôt, où il travaille trois fois par semaine.

Avant même de rencontrer les femmes, Lasègue propose d’emblée un internement dans une maison d’aliénés. Un acte illogique, démesuré, nécessite l’internement. La décision de Lasègue est entendue par les femmes, qui prennent la décision de se barricader dans leur cuisine avec leurs armes. La résistance des filles à leur père ici, est à l’antipode des normes sociales de leur temps.

Lorsqu’elles aperçoivent Lasègue, les sœurs le frappent, le mordent, Mademoiselle X tente de prendre un couteau de cuisine, jusqu’à ce qu’on leur impose la camisole. Les hallucinations de viol de Mademoiselle X se poursuivent à l’asile. Le médecin s’étonne tout de même qu’elle lui propose de lui montrer les traces de viol sur sa chemise. Mademoiselle X regarde dans les tiroirs des tables et les commodes pour s’assurer que personne ne s’y cache, entend des coups de fusil sous sa fenêtre, pense que les aliments qu’on lui présente l’empoisonnent. Elle est soignée par des bains prolongés, des irrigations, des antispasmodiques ; jamais elle ne revient toutefois sur ses accusations.

En mai 1856, ses médecins estiment que son état s’améliore lorsque celle-ci leur déclare « lorsque je sentirai qu’on me viole, je me lèverai si je puis me réveiller à temps, et remuerai tant que cela ne pourra pas entrer ». Entre-temps Lasègue est dénoncé au tribunal pour séquestration illégale. Remise en liberté le 28 juin 1856 de juin, Mademoiselle X traduit son père en justice l’année suivante ; pour Lasègue, qui en est informé le 24 mai 1858, il s’agit indubitablement d’un « symptôme de rechute ».

A aucun moment l’hypothèse que mademoiselle X et sa sœur aient véritablement été violées n’ait posée, car l’inceste est un alors impensé des écrits médicaux. Il « ne peut » advenir. C’est Auguste Ambroise Tardieu qui le conceptualise un an plus tard, en 1857.

« Ce qui est plus triste encore, c’est de voir que les liens du sang, loin d’opposer une barrière à ces coupables entraînements, ne servent trop souvent qu’à les favoriser. Des pères abusent de leurs filles, des frères de leurs sœurs »,

écrit-il dans sa séminale Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs.

La construction de la folie à deux est donc un bon observatoire pour saisir le processus de catégorisation médicale. Une folie, par définition, ne se partage pas. Selon la formule d’un journaliste du Figaro à la Une du 26 mars 1883, « on n’écouterait pas Louise Michel à la Salpêtrière ». La folie à deux apparaît dans un contexte où toute femme est une folle en puissance et où l’autorité paternelle n’est aucunement remise en question. « Les familles sont des actrices majeures du travail de définition des frontières de la folie opérée par la société du XIXe siècle » explique l’historien Anatole Lebras. A la Salpêtrière de 1839 à 1844 les pères représentent 14,2 % des demandeurs, les maris 34,7 %, et les 51,1 % de demandeurs masculins restants sont le fait d’autres membres de la famille – ou de patrons. L’autorité familiale, de même que l’autorité médicale, est alors largement masculine.

Que pensent au même moment les autres médecins de la « folie à deux » ? Baillarger, dans son article « Quelques exemples de folie communiquée » (1860) paru dans les Annales médico-psychologiques, préfère alors parler de « folie communiquée » et présente de nombreux cas, dont beaucoup sont des mères, la plupart mariées – et toutes des femmes. La « femme P », amenée à la Salpêtrière en même temps que sa fille, pense que leurs aliments sont empoisonnés, qu’on les suit dans les rues, qu’on leur « jette de l’eau-forte ». Deux sœurs pensent que le mari de la cadette cherche à empoisonner l’aînée.

A l’aune de ce que l’on sait de la massification des violences de genre dans les sociétés occidentales contemporaines, que dire de ces femmes qui se sentaient menacées et persécutées ? Alors que la population asilaire en 1856 compte 47 % de femmes, comment expliquer que la folie à deux concerne en majorité des femmes ? On pourrait considérer que ces cas, s’ils ne relèvent peut-être pas de véritables violences, nous instruisent au moins sur les émotions de ces femmes, apeurées pour elles-mêmes, leurs sœurs, leurs enfants.

Henri Legrand du Saulle dans Le Délire des persécutions (1871) teste pour sa part l’hypothèse d’une transmission héréditaire de la folie, et rapporte à cette occasion plusieurs cas de ce qu’il appelle des « idées de persécutions communiquées, ou délire à deux et à trois personnes ». Le profil sociologique des malades de la folie à deux s’élargit ici sous la catégorie du « délire des persécutions ». Les malades semblent se sentir moins menacés et persécutés, qu’expérimenter des hallucinations, comme ces deux sœurs qui s’imaginent avoir un télégraphe dans leur boîte crânienne.

La folie à deux ne s’impose pas avec force dans le débat médical après 1856. Jules Falret, aliéniste star et responsable de la section des aliénées adultes à la Salpêtrière depuis 1841, prévient du caractère exceptionnel, extraordinaire, de l’émergence d’une folie à deux, et préfère également le terme de « folie communiquée ». Lasègue, son disciple, attend deux ans et demi après sa mort, le 30 juin 1873, pour présenter les travaux de son ancien maître à la Société médico-psychologique. C’est à partir de ces travaux, publiés quatre ans plus tard, que se sont fondés médecins anglophones et médecins du XXe siècle. C’est seulement là, en 1877, après la mort de son vieux maître Falret, que Lasègue s’affirme comme l’inventeur de la folie à deux.

C’est cependant au cours de la décennie suivante que la folie à deux entre dans l’espace médiatique travaillé par le processus de médicalisation de la société, et ce d’autant plus facilement dans le contexte d’après 1871. Legrand du Saulle voit ainsi des « hystériques » dans les Communardes, Brière de Boismont parle de « folie démagogique » pour parler de l’expérience de la Commune de Paris. C’est à partir de ce moment que la possibilité d’une folie qui se partage, se communique, apparaît plus probable aux autres médecins comme aux journalistes – ou du moins, à une frange plus réactionnaire.

On voit toutefois une définition de la folie à deux qui peut fluctuer d’un rédacteur à l’autre, comme celle avancée par Saint-Juirs dans Le XIXe siècle du 5 décembre 1885. Pour lui, la folie à deux est une démence qui se manifeste chez un sujet en présence d’un autre, et cite le cas d’un féminicide.

« Un cordonnier, qui avait tenté d’assassiner sa femme, est enfermé à Bicêtre, où il ne donne plus aucun signe d’aliénation mentale [...]. La justice intervient et fait mettre le cordonnier en liberté.

Le soir même de sa sortie, celui-ci coupe la gorge de sa femme avec un tranchet. »

Cette méprise est instructive en ce qu’elle souligne la particularité de la folie à deux, qui, contrairement à la « folie communiquée », recouvre l’imaginaire de la passion dans le couple et de la violence prétendument inhérente à toute conjugalité.

« Il n’y a plus de mauvais maris ; il n’y a plus de femmes acariâtres. Les reproches, les méchants propos, les vilains procédés, tous les désordres qui font souvent d’une femme une martyre, ne sont plus que des actes de folie à deux. »

Au XXe siècle, la folie à deux se verra subdivisée entre folie communiquée d’un sujet actif à un sujet passif, et folie simultanée. Les anglophones parlent ainsi à partir de 1885 de « communicated insanity » suite à la lecture de Lasègue et Falret par William William Wetherspoon Ireland (1832-1909). La Revue des revues se félicite alors le 1er juin 1895 de ce que les savants français aient été les premiers à constater « le caractère contagieux de la folie ». Et, bien que les sœurs X de 1856 ne soient jamais passées à la postérité, le cas de folie à deux le plus célèbre sera également un duo de sœurs : les célèbres Papin, responsables du médiatique meurtre de leurs patronnes au Mans en 1933.

Pour en savoir plus :

Mathilde Castanié, « Histoire sociale et culturelle des victimes de viol au XIXe siècle (France, 1816-1916) », mémoire de M2, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022

Anatole Lebras, « L’asile d’aliénés et le “désordre des familles », in : Revue d’histoire du XIXe siècle, n°53, 2016/2

Yannick Ripa, La Ronde des folles. Femme, folie et enfermement au XIXe siècle : 1838-1870, Paris, Aubier, 1985