Interview

Le « biais androcentrique » : comment les femmes ont été supprimées du progrès

le 23/05/2023 par Sylvie Chaperon , Alice Tillier-Chevallier - modifié le 24/05/2023

Figures majeures des avancées scientifiques des XIXe et XXe siècles, les femmes chercheuses en sciences « dures » ont été peu à peu oubliées, jusqu’à disparaître du canon historique. Conversation avec l’historienne Sylvie Chaperon.

Les femmes ont longtemps été les grandes invisibles de l’histoire du progrès scientifique. Jusqu’à ce que les féministes des années 1970, historiennes et militantes de la rue, ne jettent un pavé dans la mare.

Retour, avec Sylvie Chaperon, historienne du féminisme et de la sexualité, sur l’exclusion des femmes, longtemps jugées inférieures biologiquement par des sciences marquées par un fort « biais androcentré ».

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

Sylvie Chaperon participera au festival L’Histoire à venir, qui se tiendra du 24 au 28 mai 2023.

RetroNews : Le récit du progrès scientifique a longtemps laissé les femmes de côté. Faut-il attendre les féministes des années 1970 pour que cette invisibilité commence à être dénoncée ?

Sylvie Chaperon : On trouve auparavant des critiques sporadiques : c’est notamment « la querelle des femmes » étudiée notamment par Eliane Viennot, cette polémique récurrente à partir du XVe siècle sur la valeur des femmes, opposant auteurs et philosophes qui affirment l’égalité des sexes à ceux qui jugent les femmes inférieures.

Mais dans les années 1970, la critique prend une toute autre ampleur : l’absence des femmes dans l’histoire est, par exemple, vivement dénoncée. Elle émane à la fois de la recherche historique universitaire, avec la création des premiers enseignements sur les femmes par Yvonne Knibiehler à l’université Aix-Marseille ou Michelle Perrot qui lance, avec d’autres collègues, en 1973 à l’université Paris-Diderot un cours intitulé timidement « Une histoire des femmes est-elle possible ? », et également des militantes de la rue.

Les membres du Mouvement de libération des femmes (MLF), qui se déploie à partir de 1970, sont pour beaucoup des femmes très diplômées, formées aux sciences humaines et sociales, et elles sont très conscientes de l’invisibilité historique des femmes, comme le montre d’ailleurs leur hymne, « Debout les femmes » : « Nous qui sommes sans passé, les femmes / Nous qui n'avons pas d'histoire / Depuis la nuit des temps, les femmes / Nous sommes le continent noir ». Pour dénoncer la masculinité des lieux de mémoire, leur première action médiatique, en août 1970, a consisté à déposer une gerbe sur la tombe du soldat inconnu, en l’honneur de « la femme du soldat inconnu » – encore plus inconnue que le soldat lui-même ! 

L’invisibilité des femmes dans la recherche scientifique est-elle particulièrement visée ?

Des historiennes des sciences se sont emparées de la question, à l’image de Margaret Rossiter qui théorise, dans les années 1980, la minimisation, voire la spoliation pure et simple des découvertes des femmes sous le nom d’« effet Matilda ».

L’invisibilisation des femmes est un processus en deux temps, qui commence de leur vivant et se poursuit après leur mort quand s’écrit l’histoire et que les dictionnaires biographiques passent les femmes sous silence. Mais la science n’est pas un cas à part. La situation des femmes de lettres est tout à fait similaire : même celles qui sont reconnues de leur vivant – ce dont témoignent notamment leurs publications comme les critiques dans la presse – ne sont le plus souvent pas retenues par le canon littéraire qui s’établit ensuite.

Cette invisibilisation va de pair, au XIXe siècle, avec tout un système d’exclusion des femmes de l’ensemble des lieux de savoirs : les lycées créés par Napoléon Ier, qui préparent au bac et donnent ainsi accès aux études supérieures, sont réservés aux garçons. Et l’exclusion des filles va tellement de soi qu’elle n’est pas exprimée explicitement dans les textes – ce qui va d’ailleurs constituer une faille que les féministes ne manqueront pas d’exploiter. De la même façon, il va de soi que les femmes de scientifiques travaillent à la carrière de leurs maris : qu’ils s’approprient leurs découvertes ne relève, dans cette vision des choses, ni du vol, ni de la spoliation. De toute façon, le mariage est légalement un contrat d’accaparement par l’homme de la femme, de son corps, de ses enfants, de son travail, de ses revenus.

Dans ce tableau, Marie Curie, auréolée de son double prix Nobel de chimie et de physique, est à tous points de vue exceptionnelle…

Marie Curie a eu la chance que son mari fut un partisan de l’égalité des sexes et qu’il n’ait jamais voulu s’attribuer ses découvertes. Elle a également bénéficié de son décès prématuré : elle hérite alors de sa chaire à la Sorbonne et de la direction du laboratoire. Des études récentes de prosopographie ont montré qu’elle y avait fait entrer de très nombreuses femmes, pour beaucoup étrangères, et qui sont, pour un certain nombre d’entre elles, devenues elles-mêmes universitaires.

D’autres femmes de sciences ont été redécouvertes depuis les années 1970-1980 et la structuration de l’histoire des femmes. Je pense notamment à Clémence Royer, qui a été la traductrice française de Darwin et la première femme à intégrer la Société d’anthropologie de Paris : très connue en son temps, souvent sollicitée, auteure de très nombreuses publications, cette scientifique et philosophe était largement tombée dans l’oubli jusqu’aux travaux de Geneviève Fraisse.

Mais la liste est longue des femmes dont la trajectoire a été remise en lumière : Madeleine Brès, première Française médecin ; Marthe Condat, première agrégée de médecine ; Edmée Chandon, première astronome professionnelle, et bien d’autres encore.

L’exclusion et l’invisibilisation sont-elles justifiées par la société, théorisées ?

Elles reposent notamment sur l’idée, défendue par un certain nombre de médecins et de psychiatres, d’une infériorité biologique, et notamment cérébrale, des femmes. Le rapporteur de la loi Camille Sée qui, en 1880, crée les lycées pour filles, Paul Broca, lui-même médecin et anthropologue, et plutôt féministe, adhère à cette vision de l’infériorité intellectuelle des femmes : si on accorde alors aux filles l’accès à des lycées publics, les horaires sont allégés par rapport à ceux des lycées de garçons et les programmes sont sciemment conçus pour des cerveaux considérés comme capables d’appréhender moins de complexité. Il s’agit aussi de ne pas détourner les femmes de leur vocation première : la maternité.

Le poids du cerveau et la taille de la boîte crânienne des femmes sont ainsi étudiés et se révèlent tous deux inférieurs, en moyenne, aux cerveaux masculins. Paul Broca et d’autres membres de la Société d’anthropologie de Paris comme Gustave Le Bon, en ont conclu que c’était là le signe d’une infériorité intellectuelle... Ce point de vue, dominant, est critiqué par Léonce Manouvrier et son élève Madeleine Pelletier, première femme psychiatre, qui démontrent que le cerveau féminin est, si on le rapporte à la masse corporelle active – qui se fonde uniquement sur le muscle, sans tenir compte de la graisse – proportionnellement plus grand.

Dans cette conception, l’infériorité biologique des femmes n’est pas que cérébrale, elle touche aussi à leurs organes sexuels, comme vous l’avez montré dans vos recherches portant sur l’histoire de la sexologie…

C’est tout un biais androcentrique qui domine et qui ne date pas du XIXe siècle : dans cette vision, l’homme est considéré comme la norme, la femme ne se conçoit qu’en comparaison, qui se fait en sa défaveur puisqu’elle se trouve en défaut de ce que l’homme, lui, possède ; la survalorisation masculine va de pair avec une dévalorisation constante du féminin.

Ce biais androcentrique marque fortement la sexologie qui commence à se développer à partir du milieu du XIXe siècle, notamment sur la question des hormones sexuelles : que ce soit chez Charles Brown-Séquard à la fin du XIXe siècle ou chez Serge Voronoff dans l’entre-deux-guerres, la hiérarchie est clairement énoncée entre le « suc testiculaire » (qu’on peut voir comme l’ancêtre de la testostérone) vu comme un fluide de vie et le « suc ovarien » jugé inefficace, tout juste bon, peut-être, à réguler les cycles menstruels… On va même jusqu’à opérer des greffes de testicules de singes ou préconiser, comme le fait Eugen Steinach, la ligature des canaux déférents pour conserver le suc testiculaire dans l’organisme car il est supposé le revitaliser – Freud subira lui-même cette opération !

La description des organes génitaux est elle aussi longtemps marquée par le phallomorphisme – terme que j’emprunte, pour l’appliquer à l’histoire des sciences, à Luce Irigaray. Galien, au IIe siècle de notre ère, faisait des organes féminins des organes inaboutis, qui n’avaient pu s’extérioriser faute de chaleur. Il faisait du vagin l’équivalant du pénis. A la Renaissance et à l’époque moderne, c’est le clitoris qui est vu comme un pénis « rudimentaire », « miniature », « une copie naïve de pénis » ; cela se voit  également dans les planches anatomiques, où les représentations font du clitoris un petit pénis.

L’idée que le clitoris est un pénis qui n’aurait pas achevé son développement suscite un nouvel engouement au XIXe siècle dans le contexte de l’évolutionnisme. Et la psychanalyse freudienne, en prêtant aux petites filles une « envie de pénis » et la honte de leurs organes, vus comme insuffisants, en faisant également du plaisir clitoridien un stade infantile à la différence du plaisir vaginal adulte lié à la pénétration, est dans la droite ligne de cette tradition vieille de plusieurs siècles…

Ce biais androcentrique est-il aujourd’hui définitivement dépassé ?

Les théories psychanalytiques ont été battues en brèche. Là encore, les militantes féministes des années 1970 ont joué un rôle essentiel, notamment Anne Koedt, fondatrice du Mouvement radical féministe de New York, avec son fameux article intitulé « Le mythe de l’orgasme vaginal », mais aussi Christiane Rochefort, auteure du « Mythe de la frigidité féminine » ou encore le manuel de santé féminine Notre corps, nous-mêmes, publié en 1977 par un collectif féminin de Boston, pour tenir cette fois-ci un discours sur le corps féminin qui soit celui des femmes.

Aujourd’hui, la vigilance est accrue et l’on cherche à limiter les biais de genre : les financeurs y sont eux-mêmes attentifs et veillent à l’équilibre des équipes ou des expériences sur les animaux de laboratoire. Mais la tentation androcentrée reste forte : des chercheurs prétendent régulièrement, dans des articles publiés au sein de revues très sérieuses, avoir découvert, grâce à l’imagerie cérébrale qui suscite un très fort engouement depuis quelques années, l’explication fondamentale de la compétence féminine ou masculine. L’idée que le genre est construit est désormais bien établie dans les sciences sociales – on n’en est pas encore tout à fait là dans les sciences expérimentales.

Professeure d’histoire contemporaine à l’université Jean Jaurès (Toulouse), Sylvie Chaperon est spécialiste de l’histoire du féminisme et de l’histoire de la sexualité. Elle est notamment l’auteure des Années Beauvoir (Fayard, 2000), des Origines de la sexologie, 1850-1900 (Audibert, 2007) et dernièrement, avec Odile Fillot, de Idées reçues sur le clitoris. Histoire et anatomie politique d'un organe méconnu (Éditions Le Cavalier Bleu éditions, 2022). Elle a dirigé avec Christine Bard un Dictionnaire des féministes, France XVIIIe-XXIe siècle (Paris, PUF, 2017).