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La « nouvelle géographie » d’Elisée Reclus

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En décembre 1893 paraît le dernier tome de la « Nouvelle géographie universelle », chef-d’œuvre scientifique d’Elisée Reclus. À l’occasion de cette publication, la presse célèbre le génie scientifique – mais n’oublie pas le militant anarchiste.

En 1893, le géographe Elisée Reclus [lire notre article] réalise le dernier voyage d’étude qui permettra de terminer son œuvre majeure, la Nouvelle géographie universelle. Depuis 1875, il s’est attelé à la tâche colossale de décrire et d’expliquer le monde à travers 18 tomes qui abordent chacun une zone géographique.

« Le géographe Elisée Reclus, qui est en ce moment dans la république argentine, se dispose à rentrer en France.

Il a pris sur place des notes pour sa géographie de l’Amérique du Sud, et dans une lettre qu’il écrivait récemment à l’un de ses amis, il disait avoir recueilli des documents très importants.

M. Elisée Reclus qui a emmené sa femme avec lui, ajoute que, très probablement, ses grands voyages s’arrêteront là, car le jour n’est pas loin où il pourra écrire le mot “fin” sur le dernier feuillet du dernier tome de sa colossale géographie universelle. »

En effet, le 19e tome consacré à l’Amérique du Sud est le dernier de la série (qui sera complétée par une annexe de statistiques).

Sous-titré « La terre et les hommes », la Nouvelle géographie universelle est une somme de connaissance inédite qui renforce encore le prestige scientifique d’Elisée Reclus, qui « a élevé aux sciences géographiques un monument sans rival ».

« Nous n'avons pas à revenir ici sur le mérite scientifique et littéraire de l'œuvre de E. Reclus, qui constitue une encyclopédie géographique unique en son genre ;

mais il nous sera du moins permis de rendre hommage à l'infatigable activité et à la rare persévérance de l'auteur, qui a doté la France d'un monument géographique sans précédent comme sans rival, et qui, comme Buffon, auquel il ̃peut être comparé sans désavantage, a mérité le glorieux titre d'historien de la nature et des hommes. »

Si les louanges sur l’inestimable avancée scientifique que représente cet ouvrage sont nombreuses, la plupart des journaux n’oublient pas de mentionner ce qui fait d’Elisée Reclus un personnage connu depuis longtemps : ses positions anarchistes.

Figure de la Commune en 1871, son aura scientifique lui a évité une déportation certaine en Nouvelle-Calédonie, transformée en dix ans de bannissement hors de France. Cependant, l’exil n’y a rien fait : Elisée Reclus est toujours anarchiste.

Pour Le Siècle, la « contradiction » entre sa rigueur scientifique et ses idées politiques doit engendrer chez lui une sorte de schizophrénie.

« M. Elisée Reclus a beau être anarchiste, faire parade d'opinions anarchistes ; il n'en est pas moins un géographe de premier ordre, et il n'en a pas moins édifié, à notre planète, un magnifique monument qui restera un honneur pour le dix-neuvième siècle, la science et la littérature françaises. […]

Comment cet homme a-t-il pu consacrer plus de vingt ans de sa vie à écrire dix-neuf énormes volumes, dans lesquels il entasse des renseignements encyclopédiques sur l'état social, intellectuel, moral des populations les plus variées et a-t-il été assez maître de lui-même pour n'y pas faire de propagande anarchiste ? […]

Alors c'est un spécimen de dédoublement dans le genre du docteur Jekyll, si curieusement inventé par Robert Stevenson. »

Carte des États-Unis, d'après le texte de la « Nouvelle Géographie universelle », par C. Perron sous la direction d'Elisée Reclus, 1892 - source : Gallica-BnF

La police, elle, se pose beaucoup moins de questions. Le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant lance une bombe à la Chambre des députés. Il a, quelques jours auparavant, rendu visite à Paul Reclus, le neveu d’Elisée. Rien de bien étonnant, Elie (frère d’Elisée et père de Paul) est aussi militant anarchiste et les idées anarchistes ont essaimé de cet côté-là. (Le Figaro dresse plus tard un portrait bienveillant des cinq frères Reclus, tous extraordinaires chacun dans leur domaine).

Le neveu en fuite, les forces de l’ordre s’intéressent de près à l’oncle. On surveille étroitement le domicile du géographe à Bourg-la-Reine, on interroge chacun de ses visiteurs, on détourne son courrier.

« Pendant trois semaines, Elisée Reclus, l’éminent géographe, n’a pas reçu une seule lettre. Toutes celles qu’on lui adressait allaient au cabinet noir.

On arrêtait même en route les journaux auxquels il est abonné ! »

Cette surveillance policière en France et les textes de Reclus sur l’anarchisme effraient l’Université libre de Bruxelles où il devait intervenir. Son conseil d’administration annule ses cours.

Ce qui agace La Gazette de France, pourtant peu susceptible de sympathies anarchistes.

« Voici enfin le grand homme de la famille, l’auteur de la Géographie universelle, qui voit renvoyé aux calendes Grecques le cours qu’il devait faire à l’Université de Bruxelles.

Cette Université fondée et entretenue par les deniers des libéraux pour faire contrepoids à l’Université catholique de Louvain, me semble en cette occasion quelque peu manquer d’estomac et aussi de libéralisme.

Quoi ? C'est parce qu’il a plu à Vaillant de tenter – sans succès d’ailleurs – d’empêcher nos députés de délibérer en paix qu’il faut qu’Elisée Reclus soit empêché d’enseigner ! Mais lorsque les universitaires bruxellois faisaient appel à l’illustre géographe, ne le connaissaient-ils pas ?

Elisée Reclus ne s’est pourtant jamais caché de ses sympathies pour Kropotkine et les autres compagnons. Ce qui tiendrait à prouver qu’aux yeux des libéraux belges, les opinions ne sont mauvaises ou dangereuses que lorsqu’elles font scandale. »

Première page de la « Nouvelle géographie universelle : la Terre et les hommes » d'Elisée Reclus, 1876-1894 - source : Gallica-BnF

Définitivement installé à Ixelles en Belgique, Elisée Reclus fonde avec Hector Denis et Guillaume de Greef l’Université nouvelle, ainsi qu’un Institut des hautes études à Bruxelles pour pouvoir intervenir librement.

Jusqu’à la fin de sa vie, le grand géographe n’a cessé de théoriser ses positions anarchistes – pour l’union libre, pour le droit de reprise individuelle, contre le principe des élections (« voter, c’est abdiquer ») – tout en anticipant les questions environnementales à venir.

« Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière.

Ils abattaient les forêts, laissaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ;

puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. »

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