Un inquiétant ravissement : l’aurore boréale européenne de 1938
Dans la soirée du 25 janvier 1938, une immense aurore boréale s’étendait dans le ciel européen, visible de Paris à Alger. Un phénomène qui ravit les observateurs et les scientifiques, mais a aussi alarmé les plus superstitieux.
Il fait presque nuit noire dans cette froide soirée de fin janvier de la nouvelle année 1938 ; chacun se presse de rentrer chez soi. Vers 19h pourtant, en Normandie comme en Picardie, de la Bretagne aux Alpes, le soleil semble paradoxalement se relever.
Venant de l’ouest, une immense aurore boréale d’une intensité exceptionnelle se déploie lentement sur l’Europe.
Le phénomène est extraordinaire et stupéfait les observateurs. Sauf les Parisiens, contrariés par les lumières de la ville et un temps nuageux, toute la France s’émerveille. Le phénomène illumine les Alpes en se réverbérant sur les flancs enneigés dans un spectacle féérique qui ébahit les populations des vallées. Plusieurs journaux rapportèrent que, ce soir-là, « la clarté était si vive qu’à Briançon, les postiers ont travaillé sans lumière artificielle ».
La beauté ondoyante est aussi bien visible sur la Méditerranée. L’Écho d’Alger peut ainsi décrire le phénomène avec les mêmes précisions que ses homologues métropolitains :
« Hier, peu après 20 heures, certains Algérois étaient passablement intrigués par l'apparition d'un météore lumineux en direction de Bouzaréa. S'intéressant à l'évolution du phénomène, ils pouvaient en admirer ses formes variées, ses colorations intenses et aussi ses transformations rapides. […]
Au début, il présentait deux bandes verticales à gauche, en direction N.N.W., bandes qui se séparaient ensuite de 5 degrés au N.-N.E. À 20 h. 45, le phénomène était au maximum d'intensité, constitué par un gros nuage rouge. »
Seul – est-ce un indice ? – Paris-Soir publiait le lendemain en couverture quatre photographies plus ou moins retouchées, accompagnées d’une fine description de la fantasmagorie aérienne :
« Ce fut d'abord un nuage opalin qui se forma vers l'Orient, comme si l'aube allait naître, alors que le crépuscule s'achevait à peine.
Puis une immense lueur rouge couvrit tout l'horizon vers le Nord et le Nord-Est ; on pouvait y distinguer deux foyers distincts qui lançaient par instants d'immenses rayons de lumière argentée. Les bords des bandes lumineuses étaient frangés de toutes les nuances du rouge, du jaune et de l'orangé. »
Les véritables photographies arriveront un peu plus tard, en provenance des stations d’observations astronomiques, comme celle installée au sommet du Pic du Midi de Bigorre.
En région parisienne, les journalistes se tournent immédiatement vers l’autorité francilienne en matière d’astronomie : Gabrielle Flammarion, née Renaudot, veuve du célèbre astronome Camille Flammarion. Personnalité publique, elle est l’autrice de plusieurs articles sur les activités solaires, notamment dans la revue scientifique populaire La Science et la Vie.
Elle dirige alors l’observatoire de Juvisy, et c’est là que la presse vient recueillir son sentiment sur les lumières survolant la capitale. Celle-ci ne cache pas son enthousiasme : « c’est la plus merveilleuse aurore boréale qu'il nous ait été donné de voir ».
En Provence, Le Petit Marseillais doit admettre qu’à l’instar des chroniques des siècles jadis, ces espiègleries crépusculaires demeurent décidément bien difficiles à interpréter :
« Les historiens anciens, Aristote, Cicéron en parlent. Pline, le naturaliste, nous entretient ‘des feux apparents de l’aurore’ et Sénèque remarque ‘qu’ils sont si bas sur l’horizon, qu'on les prendrait pour le reflet d’incendies lointains’.
On rapporte encore que les apercevant, les Soldats de Tibère ‘volèrent au secours de la colonie d'Astie, la croyant en flamme’.
À Copenhague, en 1709, le corps de garde apercevant les scintillements d’une aurore boréale, ‘fait battre le tambour et prend les armes’. Normands, Norvégiens croient que ce sont là ‘les valkyries, traversant les airs sur leur coursier de feu’.
Ce qu’il y a de certain, c'est que le mystère reste à peu près entier aujourd’hui, malgré les études auxquelles se livrèrent nos savants. »
C’est faire peu de cas de la recherche en astronomie. Cependant, à les lire, les astronomes hésitent : le phénomène est-il d’ordre optique ou cosmique ? Les propositions, hypothèses et conjectures se suivent à longueur de chroniques scientifiques. C’est que les explications ne sont pas aussi accessibles aux yeux des profanes que ne l’était la féérie lumineuse de cette mémorable soirée de janvier 1938.
Fidèle à sa réputation de rigueur, Le Temps s’essaye aussi à la vulgarisation :
« Qu'est-ce donc qu'une aurore boréale ?
Le rayonnement émis par le soleil ne se compose pas seulement de rayons lumineux et de rayons calorifiques. Il comporte aussi un rayonnement corpusculaire, d'une grande puissance, qui atteint l'atmosphère terrestre quand l'atmosphère solaire n'a pas eu la force de l'arrêter.
C'est le choc des rayons corpusculaires émis par le soleil contre notre atmosphère qui produit les aurores boréales. »
Les pages des journaux se garnissent pour l’occasion de schémas scientifiques avec plus ou moins de bonheur, en laissant naturellement aux revues telles que La Science et la vie ou Science et Monde une incontestable longueur d’avance sur les simples amateurs de la presse quotidienne.
Plus troublant que le ballet luminescent des cieux, le phénomène s’est accompagné de perturbations magnétiques majeures.
En Belgique notamment, les lignes télégraphiques sont affectées par « des courants telluriques qui ont nui au trafic », rapporte Le Phare de la Loire. L’Ouest Clair ajoute que les communications téléphoniques entre l'Angleterre et l'Amérique furent interrompues à plusieurs reprises, de même que les liaisons par-dessus la Manche, où les boussoles des navires s'affolèrent durant plusieurs heures. Paris-Soir ajoute que les postes de radios devinrent subitement silencieux.
De fait, de toute l’Europe on fait état de l’intensité de cette « nuit d’apocalypse » et des « des étranges réactions que cette apparition provoqua ».
Les Britanniques purent ainsi contempler « deux arcs rouge vif qui sillonnaient le ciel », tandis que de Norvège « on n'en avait vu d’aussi intense, à tel point que la ville de Rjukan, dans le département de Telemark, a été éclairée pendant plusieurs heures comme en plein jour ».
Inévitablement, le phénomène connaît son lot de drames. Ce Soir rapporte qu’à Brno, en Tchécoslovaquie, un employé de la gare, réveillé la nuit en sursaut, vit dans le ciel une énorme flamme rouge avant de se jeter par la fenêtre.
France-Soir entreprend ainsi de brosser un panorama de la frénésie qui saisit l’Europe ce soir du 25 janvier :
« Des quatre coins de l'Europe nous parviennent ce matin des dépêches contant la panique qui s'est emparée des populations à la vue du phénomène insolite.
À Londres, tous les postes de pompiers furent alertés. On croyait à un gigantesque incendie. On n'avait pas vu le ciel si pourpre depuis l'incendie du Crystal Palace.
À Vienne, toute la population se précipita dans les rues. Déjà on parlait du brusque déclenchement d'une guerre, d'inventions diaboliques, d'un cataclysme sanglant. Le gouvernement dut rassurer la population par des émissions de radio fréquemment répétées.
Les paysans chrétiens de Yougoslavie se jetèrent à genoux et tentèrent d'apaiser par leurs prières le ciel en courroux. Ils croyaient que l'heure de l'Apocalypse avait sonné.
Un peu partout en France on crut à des incendies de hameaux, de villages ou même de villes entières. À Rouen le bruit se répandit que les réservoirs de pétrole du port étaient en flammes.
En Bavière, en Autriche, en Suisse, les montagnes s'illuminèrent et les glaciers devenus soudain visibles en pleine nuit s'empourprèrent.
Les pêcheurs de la mer du Nord, craignant une violente tempête, restèrent dans les ports. Mais les pêcheurs anglais de la Manche racontent qu'au large la mer était si étrangement calme et que l'illumination du ciel était si féeriquement poignante qu'ils n'osèrent pas jeter leur filet. […]
L'aurore boréale fut très visible jusque dans le sud du Portugal, et de l'Italie où elle jeta les populations dans l'angoisse.
Elle fut d'une intensité particulière en Hollande, où la princesse Juliana voulut absolument qu'on la transportât dans le parc du château afin qu'elle puisse contempler à loisir la merveille. »
En effet, dans tout le nord-ouest français, la plupart des communes s’alertèrent les unes les autres d’un terrible incendie sur l’horizon. On crut également à des exercices de défense contre avions réalisés à l’aide de puissants projecteurs. À Vitré, une foule angoissée se rassembla près du château, stupéfaite devant « cette lueur sanglante que traversaient parfois des traînées blanches ». Sollicités de toutes parts, les pompiers furent partout en alerte.
À Angers, la réverbération de ce ciel incendié a teinté de rouge les eaux du fleuve. « Mauvais signe, disaient les vieux en hochant la tête ». Dans le Finistère, une prophétesse locale émet de sombres prophéties qui lui assurent une célébrité régionale, retranscrite dans L’Ouest-Éclair :
« ‘Une grande lueur sanglante paraitra, la nuit, dans le ciel, et sera suivie, peu de temps après, par trois jours de ténèbres au cours desquels le tonnerre grondera sans arrêt. Aucune lumière ne résistera à l'exception des cierges bénits. Après ce sera la guerre civile ou la guerre étrangère, avec une horreur telle que toutes les nations sombreront dans la tourmente.’ […]
Cette femme aurait ajouté qu'elle décéderait au début de la catastrophe, ce qui est une façon élégante, sans doute, d'échapper à ses responsabilités. […]
Nous croyons savoir, en effet, que l'aurore boréale a quelque peu troublé l'opinion publique et que de nombreuses personnes sont en proie à une psychose collective que rien ne saurait justifier. Il nous revient que des retraits d'argent ont été effectués en quelques caisses publiques, comme si le déluge ou toute autre catastrophe était à notre porte. Des esprits apeurés veulent jouir, pendant le bref temps qui nous reste à vivre, des quelques francs Auriol dévalués qu'ils possèdent ! Certains autres jugent bon de ralentir leur activité professionnelle afin de ne point travailler pour un avenir qui leur parait d'ores et déjà problématique.
Mais c’est au sud de l’Europe que l’on fut cependant le plus sensible aux hautes lumières. »
En Espagne, ravagée par la guerre civile, on croit à des bombardements violents, avant d’interpréter ce ciel rouge comme la préfiguration d’une victoire républicaine.
Mais c’est au Portugal que l’aurore boréale trouva les foules les plus émerveillées, ou épouvantées. On crut en effet à une réédition du « miracle du soleil », c’est-à-dire l’apparition de la Vierge Marie à trois petits bergers à Fátima – accompagnés de 50 000 fidèles – le 13 octobre 1917.
Les signes du ciel furent, comme à l’accoutumée, interprétés selon les cultures locales. En France, en octobre 1870, alors que Paris, encerclée par les armées prussiennes, attendait d’être délivrée, le ciel s’était manifestement embrasé « d’une teinte d'un beau rose ». Et Le Monde illustré d’ajouter :
« Puis, tout à coup, partant du centre du petit arc qui n'était pas encore visible, s'éleva un quadruple rayon, qui mérite d'être signalé d'une manière particulière, car il présentait exactement les nuances nationales. »
Sombre présage, l’aurore boréale est suivie deux jours tard d’un orage d’une rare violence, un phénomène tout à fait inattendu en cette saison. L’après-midi du 27 janvier, le ciel de Paris s’obscurcit brusquement et, après un roulement de tonnerre, un tombereau de grêlons s’abat sur les pavés de la capitale étonnée.
Obscurité soudaine, orage et grêle ; le saisissant contraste avec les récentes illuminations célestes fait l’objet d’un unanime constat. Non sans une sourde inquiétude dont la presse se fait naturellement l’écho, à l’instar de L’Excelsior :
« Cet orage est-il une conséquence de l'aurore boréale ?
D'autres, plus superstitieux, voulaient interpréter ces ‘signes dans le ciel’ et prétendaient qu'ils annonçaient des événements graves. Quelques-uns se contentaient de plaisanter : avant-hier il a fait clair la nuit. Aujourd’hui il fait noir le jour ! »
Ce Soir relaie lui aussi les propos des Parisiens abasourdis par cet orage hivernal :
« Il fut beaucoup parlé de la récente aurore boréale. Quelqu'un ajouta même : On prétend qu'elle annonce la fin du monde.
Voilà le commencement. »
A l’inverse – comme de bien entendu – Le Jour s’amuse de l’événement et rie des superstitieux :
« Tout est anarchique, et même les saisons… Les-Parisiens, hier après-midi, ne savaient s’ils devaient aller s’abriter sous les portes ou bien jouer aux billes avec ce qui-tombait du ciel. On rapportait à l’intérieur des maisons de petits œufs de glace, serrés, durs, qui fondaient lentement. Au ciel, le tonnerre roulait ses tôles, et il faisait plus nuit que la nuit. Paris, d’un coup, s’illumina de l’intérieur.
Et puis la grêle cessa, bien consciente de son anachronisme ; on la reverra en mars, et le tonnerre fut rangé pour l’été. Les optimistes pensèrent que c’était le printemps qui faisait sa répétition générale. Les finauds estimèrent que ce phénomène étrange se rapportait de près ou de loin à cette fameuse aurore boréale qu’ont vue les noctambules dans la nuit d’avant-hier.
Et les autres ouvrirent leur parapluie. »
Inévitablement, le ciel des jours suivants fut scruté avec attention. Et, après les nuées parisiennes, c’est au tour de la Côte d'Azur de s’étonner de voir « pleuvoir, en plein soleil, sans un nuage dans le ciel », d’après La Dépêche. Partant, lorsqu’une une autre tempête hivernale balaye l’Europe en février, L’Écho d’Alger s’interroge encore : « Est-ce l'aurore boréale ? »
C’est probablement Roger Dévigne, poète, écrivain et journaliste, qui, dans La République, caché derrière le nom de plume de Nicolas Le Rouge, sut toucher au plus près la conjonction de l’événement des cieux d’avec l’anxiété des hommes des années trente :
« Notre Occident, interrompant un instant ses querelles, ses batailles, ses massacres, a contemplé la merveille d'une aurore boréale dans un ciel de sang. Des montagnards apeurés se sont rassemblés sur les places... Et des tocsins suppliants sont tombés sur les villages nocturnes...
Quand on lit les historiens antiques, on est surpris de constater avec quels soins minutieux et naïfs ils enregistrent des phénomènes météorologiques qu'ils appellent ‘présages’. Et l'on devine, derrière les lignes rigides et sèches du texte latin, des populations secouées d’épouvante sacrée, pendant que le ciel tremble, que la terre se fend, qu'une pluie de sang tombe, que des aérolithes flamboyants frappent la terre comme des torpilles...
Aujourd'hui, grâce à l’abus que la presse a fait des gros titres et des gros caractères, rien ne nous émerveille plus. Nous sommes si bien saturés de prestige que la lune peut éclater comme une grenade, cela ne fera qu’une ‘information’ de plus […] C’est que nous avons perdu le sens de l’infini. En face d’un ciel énigmatique, que la science s’imagine avoir pesé et mesuré, en face de ce vertige glacé qui tombe des étoiles, de ce maléfique bombardement atomique qui nous transperce dans l’invisible, nous restons cois, quiets, indifférents. […]
C’est parce que nous avons perdu le sens du surhumain que nous avons perdu le sens de l’humain. Pour nous rappeler à la réalité – c’est-à-dire à la précarité de nos destins – il faudrait que bien des astres s’effondrent incandescents sur la planète. Mais il n’y tombe que des bombes. […]
Combien faudrait-il d’aurores boréales pour réveiller la Civilisation de son lugubre sommeil ? »