Chronique

Lorsque l’activiste homosexuel Adolf Brand « outait » le chancelier du Reich

le 06/10/2021 par Emmanuelle Retaillaud
le 22/09/2020 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 06/10/2021
« L'accusé [Adolf Brand] porte M. de Bülow sur son cœur », Le Matin, novembre 1907 - source : RetroNews-BnF
« L'accusé [Adolf Brand] porte M. de Bülow sur son cœur », Le Matin, novembre 1907 - source : RetroNews-BnF
En 1907, en pleine polémique autour de prétendus scandales sexuels en Allemagne, un célèbre écrivain « gay » d’outre-Rhin accuse le chancelier von Bülow de se livrer à des actes alors jugés « contre-nature ». La presse française revancharde suit de près le procès qui en découle.

À l’automne 1907, tandis que l’affaire Harden-Moltke défrayait la chronique des deux côtés du Rhin, débutait une affaire assez similaire, mais avec des protagonistes et des enjeux différents. C’est Le Petit Parisien du 1er octobre qui est le premier à débusquer « un scandale en perspective », même si le titre principal se contente d’annoncer sobrement : « Le prince de Bulöw diffamé dépose une plainte en justice ».

Le prince en question n’est autre que Bernhard von Bülow, chancelier du Reich depuis octobre 1900 et précédemment ministre des Affaires étrangères. On se doute que si un homme politique de ce niveau prend le risque d’un procès en diffamation, c’est que l’affaire est grave.

Elle a été déclenchée par un homme déjà familier du public allemand, l’un des premiers activistes « gay » de l’histoire : Adolf Brand. Voici le portrait qu’en dresse le grand quotidien parisien déjà cité :

« Un écrivain allemand bien connu, M. Adolf Brand, qui préside, aux environs de Berlin, une sorte de communauté composées d’adeptes de l’homosexualité et qui, déjà, à différentes reprises, s’est élevé publiquement contre l’article du code pénal qui la vise, vient de publier sous le titre  de : ”Le prince de Bülow et la suppression de l’article 175”, une brochure dans laquelle il dénonce comme homosexuel le prince de Bülow lui-même.

Il appelle le secrétaire du prince, le secrétaire intime Scheefer,  sa meilleure moitié. »

Suit un long extrait de la brochure résumant les vues de Brand : il faut en finir avec ce fameux « paragraphe 175 », adopté en 1871 par extension du Code pénal prussien à l’ensemble du Reich, qui punit tout « acte sexuel contre nature entre hommes » d’une peine de 6 mois à 4 ans de prison – précisons que, comme dans la majorité des pays où existe une législation contre l’homosexualité, les lesbiennes ne sont pas concernées, même si la criminalisation de leur sexualité a fait l’objet de divers projets.

Brand dénonce la terreur de la délation que fait peser sur les homosexuels le fichier de 20 000 « suspects » établi par la police. L’homosexualité supposée du chancelier est un frein supplémentaire, estime-t-il, à tout examen serein de cette législation d’un autre âge.

L’activiste s’est fait connaître en lançant, en 1896, l’une des premières revues homosexuelles de l’histoire, Der Eigene, « L’unique ». S’il a rejoint un temps le Comité scientifique humanitaire ou Wissenschaftlich-humanitäres Komitee (souvent abrégé en « WhK ») du Dr Magnus Hirshfeld, qui milite aussi pour la tolérance sexuelle, c’est pour mieux rompre avec cette autre figure majeure du mouvement, à qui il reproche une stratégie trop prudente et légaliste. En 1903, Brand a élargi le spectre de sa revue en fondant la Gemeinschaft der Eigenen ou “Communauté des Spéciaux”, à laquelle fait allusion le Petit Parisien, et qui défend une conception élitiste et viriliste de l’homosexualité, sur le modèle grec.

En France, où, depuis le Code pénal de 1791, l’homosexualité n’est pas directement réprimée, on connaît mal, en revanche, cet activisme « gay », ce qui n’empêche pas les préjugés négatifs contre les « invertis », ni une fascination perverse pour le « vice anglais » - ou en l’occurrence, allemand.  

Le 1er novembre, à l’approche du procès, Le Journal initie ses lecteurs aux actions de ce petit milieu, en dressant lui aussi un portrait complet de Brand. Né à Berlin, âgé de 30 ans, cet ancien élève d’une école normale d’instituteurs a été très tôt attiré par le mouvement anarchiste, avant de se dévouer à la cause homosexuelle, avec des méthodes volontiers radicales :

« Brand, un jour, attira l’attention de l’opinion allemande sur lui, en jetant de la tribune du Reichstag, à propos de la délibération de la loi sur les bestiaux, un paquet que l’on prit pour une bombe. Il contenait des proclamations ainsi libellées :

”Combattez pour les droits de l’homme, non pour les droits sur les bœufs !”

Une autre fois, il menaça devant le Reichstag, le docteur Lieber, député du centre catholique, de le châtier à l’aide d’un fouet pour les chiens, parce qu’il n’avait pas pris parti pour le Dr Sternberg, un ami de Brand. »

Un mode d’action que Le Matin du 6 novembre définit comme « le chemin par dessus les cadavres », et qui a déjà valu à l’intéressé plusieurs mois de prison, en plus de sa brouille avec Hirshfeld.

D’où la vive attention que suscite l’ouverture du procès le 6 novembre - « les chaises manquent », précise Le Matin. L’audience va être brève – une journée – mais riche en péripéties.

« À neuf heures un quart, une rumeur se produit, Brand apparaît, très pâle, languissant […]. Il est dédaigneux et très fier, on le sent, d’avoir réussi à concentrer sur son obscure personne l’attention de toute l’Europe. »

Un autre protagoniste de l’affaire fait sensation : le prince d’Eulenburg, ami intime du Kaiser, cité comme témoin, mais également mêlé à l’affaire Harden-Moltke en cours. Très malade, « il entre, soutenu par deux personnes (Grosse sensation). Le président dit qu’il entendra plus tard son témoignage. Le prince sort. Il se traîne péniblement. »

Bülow n’est pas encore arrivé. La journée débute par un long interrogatoire de Brand, dont on rappelle les délits antérieurs. L’accusé crée une sensation supplémentaire en manquant s’évanouir – une interruption de séance et un solide petit déjeuner vont le remettre sur pied : il n’avait pas mangé depuis trois jours ! Et le voilà qui retrouve la force de défendre énergiquement la brochure incriminée : 

« J’ai désigné le prince de Bülow comme étant de nôtres ; ce n’est pas un reproche, encore moins une injure. 

Moi-même, je lutte pour la renaissance de l’amitié et le développement de son culte parmi les hommes. Mon seul dessein a été de constater un fait, une disposition naturelle universellement répandue. 

Cette inclination dont je parle se rencontre chez tous les peuples, dans toutes les familles du règne animal. »

Seulement, lui fait observer le président, « votre brochure a été répandue dans le public et la masse de la population considère que l’homosexualité est une chose indigne ».

Il se trouve surtout que le principal intéressé, von Bülow, ne l’entend pas de cette oreille. L’arrivée dans la salle de l’imposant homme d’État fait sensation – « on se pousse, on se presse, on se lève », rapporte Le Matin. Et sa voix, lorsqu’il prend la parole, ne tremble pas : 

« J’ai cinquante-huit ans, je suis luthérien. 

Je déclare sous la fois de mon serment que non seulement, j’éprouve et j’ai toujours éprouvé la plus grande aversion pour toute inclination homosexuelle, perverse et anormale, mais que ces penchants me paraissent inconcevables. »

Une à une, les accusations de Brand sont démontées : secrétaire particulier chargé de lourdes tâches, Scheefer était légitimé à résider en permanence à la chancellerie, comme à être récompensé d’un avancement rapide. 

Un commissaire de police vient témoigner que le chancelier n’a jamais fait partie de son fichier d’homosexuels, mais soutient en revanche que Brand lui aurait volé des dossiers lors d’une visite. 

C’est enfin le prince d’Eulenburg qui réussit à venir jurer à la barre qu’il n’a jamais parlé d’homosexualité avec Bülow, ni transmis d’informations à Brand ou à Harden, comme certains l’en avaient accusé.

Face à cette muraille de déni et de bonne conscience, Brand n’a pas d’autre choix que de se rétracter. La Cour admet sa bonne foi, mais n’en a pas moins la main lourde : 18 mois ferme, avec incarcération immédiate. 

Commentant les réactions de la presse allemande, Le Matin du 8 novembre résume l’impression dominante :

« Le tribunal a prononcé une terrible condamnation et infligé une punition barbare en octroyant dix-huit mois de prison à un pauvre diable coupable d’avoir répandu des bruits tellement stupides que le procureur lui-même disait que leur monstruosité les rendait incroyables. »

Deux mois plus tard, la condamnation de Maximilien Harden viendra confirmer cet évident désir de retour à l’ordre et il faudra attendre l’inculpation d’Eulenburg, au printemps 1908, pour que la morale bien pensante se fissure de nouveau.

Si les mœurs sexuelles de Moltke ou de Bülow devaient rester à jamais « dans le placard », rendant difficile d’évaluer la part d’erreur et de dénégation des procès de 1907, celui d’Eulenbug va montrer que l’homosexualité d’une partie des élites masculines n’étaient pas qu’un fantasme de journaliste ou d’activiste en mal de publicité.

Les pionniers de l’outing, tels Adolf Brand, ont lourdement payé cette offensive contre l’hypocrisie sociale – autrement plus courageux, en cela, que le bouillonnant polémiste Harden qui agissait, lui, essentiellement par calcul politique.

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a notamment publié : Les Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l'entre-deux-guerres (Presses universitaires de Rennes, 2009), Mireille Havet, l'enfant terrible (Grasset, 2008) et La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).