Chronique

Au Magic City, grand bal « queer » parisien des Années folles

le 03/01/2023 par Emmanuelle Retaillaud
le 02/01/2023 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 03/01/2023
Photo prise à l’entrée du Magic City lors de la « Nuit de la femme », Marianne, 1934 – source : RetroNews-BnF
Photo prise à l’entrée du Magic City lors de la « Nuit de la femme », Marianne, 1934 – source : RetroNews-BnF

Célèbre parc d’attractions destiné aux familles à la Belle Époque, le Magic City se transforme après-guerre en immense salle de bal. Deux fois l’an, il accueille une soirée sulfureuse où se rencontrent travestis, transformistes et tout ce que la capitale compte d’ « invertis ».

En 1931, le photographe Brassaï immortalise l’une des plus célèbres festivités du Paris des années folles : le bal de travestis qui avait lieu, deux fois l’an, pour Mardi-Gras et pour la Mi-Carême, dans l’immense salle de bal de Magic City, située dans le 7e arrondissement, face au Pont de l’Alma.

Si l’usage de se déguiser pour Mardi-Gras, et, souvent, d’inverser à cette occasion les rôles sociaux, est très ancien, ce bal a pris, dans les années vingt, une connotation ouvertement queer : les hommes s’y travestissent en femmes, parfois les femmes en hommes, homo et hétérosexuels s’y mêlent, dans une joyeuse subversion des genres et des sexes qui fait le miel de la presse :

« On parlera longtemps encore, et jusqu’à la prochaine mi-carême, de ce bal de Magic City qui fit l’enchantement de certains hommes de lettres, comme Paul Reboux, Curnonsky, Gustave Fréjaville et Legrand-Chabrier.

Moins spécial et moins vulgaire que celui du Mardi-Gras […], il montra de vraies jeunes filles et même des enfants ! Mais l’attrait fut toujours l’ingéniosité avec laquelle certains hommes se travestissent sous les aspects de l’autre sexe.

On vit des Sarah Bernhardt, des Mistinguett, des Cécile Sorel […]. Damia était en perruque blanche, chemisette à jabot et culotte de soie noire […] Le dessinateur Georges Menier traînait une robe en lamé d’argent garnie de plumes vertes. […] Que de toréadors, d’orientaux plus ou moins orientaux, de pierrots, de marins ! […]

Et ces messieurs s’appellent : la Valentine, Amanda, la Didine, Henriette d’Angleterre, la Profiteuse, la Pharmacienne, la Brûleuse, etc… »

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Magic-City était à l’origine un parc d’attractions ouvert en 1900, réaménagé en 1911, sur des terrains appartenant à Ernest Cognacq, le propriétaire de la Samaritaine. Dans la lignée du Tivoli, qui avait amusé les Parisiens entre 1730 et 1842, le site comprenait aussi une salle de skating et une salle de bal : « fermée, décorée, dotée d’un chauffage perfectionné, elle est vraiment splendide ! » jugeait Excelsior du 25 août 1911. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, Magic-City accueille des événements sportifs, des élections de reines de beauté, et des bals qui font l’objet de publicités plus ou moins déguisées, comme dans cet encart du Figaro, le 21 avril 1913 :

« Ce sont vraiment des réunions d’un entrain, d’une élégance et d’un luxe incomparables, que les fameux thés-dansants des lundis, jeudis et samedis, de 4 à 7, dans la splendide salle de bal de Magic City.

Toutes nos plus jolies mondaines, nos plus brillantes artistes, nos grandes élégantes sont là, exécutant, parfois avec fièvre, ces pittoresques danses nouvelles que Magic a introduites à Paris. »

Dans les années vingt, Magic City reste un lieu de festivités variées : on y organise des meetings politiques, une exposition internationale des sports en mai-juillet 1924, le « Bal du Tout-Paris » en avril 1923 (Comoedia du 14 avril) ou encore un concours de dactylos en novembre 1925 (L’Intransigeant du 16 novembre).

En 1926, une partie du terrain est lotie, donnant lieu à la percée de la rue Cognacq-Jay, mais la salle de bal est sauvegardée et ne disparaîtra qu’en 1942.

Au début des années trente, sa réputation tient essentiellement à celle de ce qu’on appelle le « bal des tantes ». Attendu avec impatience par tous les « invertis » de la capitale, fascinant provinciaux et étrangers, il bénéficie aussi de la présence de nombreuses vedettes, telles Damia, Joséphine Baker ou Mistinguett, qu’on sollicite pour leur notoriété et leur participation aux jurys des concours de costume. « Une grande rumeur annonce l’arrivée de Mistinguett suivie de ses boys, qu’on trouve ici étrangement virils ! » signale par exemple la chroniqueuse de Marianne, le 21 février 1934.

« La Miss a toujours beaucoup de succès. Elle rejoint sur l’estrade Damia et Jean Sablon tandis que Michel Simon promène sur ces fantoches en sueur son regard désabusé de singe qui se sait supérieur aux hommes. »

Cet événement si parisien n’en dégage pas moins une aura de soufre, qui fait balancer les chroniqueurs entre fascination et ironie, comme le suggère cette description de 1932 :

« Et l’on alla, après, au Bal de Magic City, où une fois par an, la police tolère le spectacle d’invertis qui font la gloire (?) de Berlin.

Tous ces « messieurs et dames » étaient là en grand tralala, dans une foule si dense qu’on étouffait. Il y eut un concours de travestis dont le jury était composé de Marie Dubas, Harry Pilcer, Michel Simon, Édith Méra et quelques autres artistes. Les déguisements étaient nombreux et quelques-uns fort jolis.

Parmi les spectateurs, on remarquait un jeune homme blond, qui semblait plus mâle que la plupart des assistants : c’était le trapéziste Barbette […]. »

Avec la crise économique, on commence à parler de déclin et de déjà-vu : « On a trop décrit ce bal, et puis tout le monde y est allé déjà, se plaint Le Crapouillot du 1er avril 1932. Chaque année, ce sont les mêmes crinolines, les mêmes fausses premières communiantes et les mêmes cris pointus. »

L’année suivante, le même organe se fait plus acide dans la critique :

« À quoi bon décrire ce qui l’a déjà été plus d’une centaine de fois. Il semble que la traditionnelle cérémonie où se compte chaque année tout Sodome fut cette fois un peu victime de la crise : il y avait moins de forts de la halle minaudant en robes à paniers, moins aussi de moustachus mal rasés costumés en danseuses de music-hall, mais une foule dense, compacte, quelconque, de messieurs en vestons.

Les amateurs de pittoresque, venus dans l’espoir de contempler des dandinements de croupe et d’entendre des « proute ma chère » en étaient pour leurs frais. Mais la crise n’explique pas tout.

Il y aurait en effet une grande étude à écrire sur l’évolution de l’inversion depuis la guerre. Un prosélytisme de qualité ayant élargi le nombre des invertis a fait entrer dans les rangs de Sodome toutes sortes de gens bien tranquilles. »

Ces remarques laissent affleurer une homophobie latente, souvent de mise dans la description de ce bal à la réputation équivoque. Dans un article de Marianne en date du 21 février 1934, la chroniqueuse Jeanine Delpech traite avec un certain mépris ce qui lui apparaît comme une imposture de genre :

« Si certains travestis témoignent d’une verve comique réelle, combien apparaissent tragiques ces marquises à double biceps qui éventent avec affectation des visages où déjà la barbe perce sous la poudre. »

L’article évoque aussi des réactions moqueuses de la foule :

« À l’entrée, le bon public du quartier accable de quolibets les travestis qui arrivent deux par deux. »

Cette tonalité critique est très significative du changement de regard porté sur l’inversion à partir des années 1933-1934, tout particulièrement après la disparition d’une grande figure « gay » de la nuit parisienne, Oscar Dufrenne, assassiné le 25 septembre 1933, probablement par un amant de passage, déguisé en marin. Ce qui amusait les années « folles » inquiète désormais les années « crise », comme un symptôme de décadence.

Brièvement fermé après les émeutes du 6 février 1934, Magic City semble avoir rapidement perdu son lustre, d’autant que les hommes travestis en femmes n’y étaient plus admis. Durant l’Occupation, la salle fut réquisitionnée par les Allemands puis détruite pour laisser place aux tous premiers studios de télévision, à l’époque destinés à la Wehrmacht. Ils devinrent, après-guerre, les « studios Cognacq-Jay », familiers aux premières générations de spectateurs du petit écran, mais bien éloignés des nuits très chaudes qui avaient enflammé le lieu.

Pour en savoir plus :

Brassaï, Paris secret des années trente, Paris, Gallimard, 1976

Michel Carassou et Gilles Barbedette, Paris gay 1925, Paris, Presses de la Renaissance, 1981