Chronique

Derrière le comptoir : les origines du bar, lieu de détente « américain »

le 17/10/2023 par Benoît Collas
le 10/10/2023 par Benoît Collas - modifié le 17/10/2023

Le « bar », ce débit de boissons où l’on « boit debout », apparaît en France au mitan du XIXe siècle. D’abord raillé pour son ascendance anglo-saxonne, le bar devient un lieu urbain incontournable quelque trois décennies plus tard.

Contrairement à la brasserie et au bistro, le bar est un type d’établissement, et surtout un terme, aux origines assez limpides. Importé des États-Unis, le débit que l’on appelle quelquefois bar-room et surtout American bar tire son nom de la « barrière » – bar, mot attesté dès le XVIe siècle et lui-même issu du français barre – séparant le barman des consommateurs : le comptoir.

Au XIXe siècle, les particularités du bar sont claires : pas de tables comme au café, on consomme debout ou bien assis sur de hauts tabourets au comptoir, ce qui ne manque pas de choquer les Français. C’est déjà ce que rapporte en 1841 un journaliste de l’Écho rochelais dans son article « Les cafés aux États-Unis » :

« Les cafés représentent admirablement bien, aux États-Unis, la différence qui existe entre les mœurs sociales de l’Américain et celles de l’Européen. […]

Aux États-Unis, il n’y a de plaisir qu’à un ; on ne va au café que pour boire, et non pour se rencontrer. Que l’Américain soit contraint, ou seulement exposé à s’y asseoir, il fuira. Aussi point de tables, ou plutôt point de cafés aux États-Unis. Il n’y a que des bars, c’est-à-dire des comptoirs où chacun boit, donne une poignée de main par hasard, paie et s’éloigne.

À la Nouvelle-Orléans, où se trouve pourtant une grande population française, les cafés ont conservé presque exclusivement cette apparence de boutiques de marchands de vins empruntée aux bars américains. »

Des bars apparaissent à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle, dès la fin des années 1860 : un article du Courrier français du 7 octobre 1867 décrit ainsi The Cosmopolitan, rue Scribe, ouvert récemment par un certain Thorpe. La description fait notamment allusion aux cocktails, boissons alors typiquement américaines :

« Poussez cette porte et entrez, vous êtes dans une assez grande pièce garnie de divans en velours vert, à un bout est une cheminée, à l’autre un long comptoir en acajou brut. Vous êtes dans un bar américain, exactement comme à New York ou à San Francisco.

Sur ce comptoir, on vous sert, moyennant un prix uniforme, toutes ces boissons américaines qui demandent tant de soin dans leur préparation et leur mélange ; sur une table est un gros morceau de chester, auquel chacun pique avec un couteau, tout en buvant.

Voilà ce que c’est que Thorpe, un endroit unique dans Paris, inconnu aujourd’hui, fréquenté seulement par les Américains et quelques Anglais et qui, dans quelques mois, sera probablement célèbre et à la mode. »

Si l’on en croit le journaliste, Thorpe est le premier à ouvrir un bar américain à Paris ; il est en tout cas assurément marginal. Ce sens du mot bar ne figure pas en 1867 dans l’encyclopédie de Larousse, ni dix ans plus tard dans son supplément. Il semble que l’on en trouve alors moins au fil des rues que dans des enceintes fréquentées par une clientèle internationale fortunée : hôtels, théâtres, expositions universelles, etc. Le journal anglophone Paris Echo fait par exemple la publicité en 1870 de l’hôtel Bedford qui met en avant ses « American Bar and Billiard Room ».

En 1877, on lit dans Le Monde illustré que la mode des bars américains « s’implante peu à peu ». Et l’Exposition universelle de 1878 s’enorgueillit d’un bar américain et d’un bar anglais. Le Scott’s American Bar, au 27, rue de Choiseul, est attesté en 1875, et un autre bar se trouve au no 16. Même s’il existe des bars anglais, la tendance vient donc bien des jeunes États-Unis d’Amérique qui s’affirment culturellement en cette fin de XIXe siècle. Le stigmate de cette mode est le ’s de l’enseigne, que l’on retrouve dans les noms de deux établissements célèbres encore en activité, les Fouquet’s et Maxim’s – que, du reste, l’on qualifie aujourd’hui plus de restaurants que de bars.

Les trois éditions du Guide des plaisirs à Paris, 1899, 1908 et 1927, témoignent clairement de l’évolution des bars dans la capitale. En 1899, le guide donne une liste de dix bars, dont le Cosmopolitan et Maxim’s. Tous situés autour de l’Opéra, la Madeleine et la place Vendôme, ce sont des établissements luxueux destinés aux élites internationales, même s’il est probable que des débits plus abordables et situés dans d’autres quartiers de la capitale usent déjà du terme à la mode.

Neuf ans plus tard, le Guide des plaisirs à Paris les présente comme des lieux où l’on peut également manger tout au long de la journée – on parle alors de luncheon-bars et grill-rooms – « exactement comme dans les brasseries » et compare le service à celui des cafés et restaurants les plus luxueux. Certains, dans un style plus anglais, proposent thé et pâtisseries pour le fameux five o’clock. Les bars continuent leur développement dans les quartiers huppés, le guide ajoutant à sa liste des établissements incontournables « d’autres plus modestes, mais encore très bons et très bien fréquentés », situés « surtout dans les quartiers du centre ».

Enfin, en 1927, en pleines Années folles imprégnées de culture américaine, les bars sont rassemblés dans le guide avec les salons de thé et les dancings, en plein essor à cette époque. Ces deux dernières catégories sont, étonnamment pour nous, souvent confondues : la mode est au « thé dansant », de 16 à 19 heures, heures « des plus exquises de la journée » dans ces lieux « sélects ». Ainsi bars et salons de thé sont-ils associés, même si les seconds sont certainement plus féminins que les premiers, l’aspect dancing étant alors prioritaire : le salon de thé À la Marquise de Sévigné côtoie ainsi l’American Bar et le Pavillon d’Armenonville dans la liste des « rendez-vous of fashion », sans oublier le célèbre Bœuf sur le Toit, établissement phare des Années folles que « fréquentent plus spécialement les plus élégants jeunes maîtres de la littérature française d’avant-garde ».

Le bar jouera ainsi un rôle important dans la recomposition des débits de boissons et des lieux de loisirs d’un premier tiers de XXe siècle de fait très fortement influencé par la culture américaine.

Chercheur travaillant sur l’histoire de la restauration et des débits de boisson, Benoît Collas vient de faire paraître L’Invention des cafés parisiens aux éditions Parigramme. Ce texte est une version remodelée de l'un de ses chapitres.