Albert Londres en mer Rouge
En 1930, Albert Londres part en reportage en mer Rouge. Pour les lecteurs du "Petit Parisien", il raconte la vie misérable des pêcheurs de perles des îles Farsans.
Octobre 1930. Le Petit Parisien publie une série de reportages en mer Rouge signés du journaliste star du quotidien, Albert Londres. Ce dernier, après avoir visité la ville de Djeddah, "où grouille tout l’Orient", et dénoncé la pratique "féroce" de la bastonnade infligée aux mauvais croyants parmi les sujets du roi Ibn Seoud, se rend aux îles Farsans.
Cet archipel corallien situé à quelques encâblures de la côte arabe est célèbre pour ses perles. Mais Albert Londres n’est pas là pour en présenter une vision idyllique : dans son article du 28 octobre, il s’intéresse avant tout à la vie misérable des plongeurs qui, de père en fils, y risquent leur vie pour récupérer les précieuses concrétions nacrées qui gisent dans les profondeurs.
"Comme tout le monde, j'avais parcouru la mer Rouge. C'était alors sur des bateaux de riches, ridicules monument, palaces à la dérive, en un mot lieux de scandale et de perdition, où l'homme peut non seulement manger et dormir, mais pousser l'audace jusqu'à s’abreuver d'eau naturelle. Passez, somptueux paquebot, vous ne m'intéressez plus. Aucun de vous ne m'a dit ce qu'était la mer Rouge. De l'humidité, une chaleur qui suffoque, des ventilateurs qui brassent ? Non, ce n'est pas cela. Après Djeddah, après Hodeidah, voici les îles Farsans. Qui peut se flatter d'avoir trouvé une ville comme son imagination la lui représentait ? Mais, au nom de tous les joailliers du monde, je le demande : un archipel de pêcheurs de perles doit-il ressembler à un marché aux poux ?"
Londres parle avec plusieurs pêcheurs, dont l’un est encore adolescent. Puis, dans une ruelle de Seguid, il rencontre un homme aveugle qui fait la manche. Il lui adresse la parole, à l’aide de son interprète.
"- Dieu est bon parce qu'il est grand, dit-il.
Cet aveugle était un ancien plongeur.
- Demandez-lui, Chérif, depuis quand il est aveugle.
Réponse : Depuis cinq ans. Mais il ne plonge plus que depuis trois ans.
- Je ne comprends pas, il est aveugle, dites-vous, depuis cinq ans ?
Réponse : La cécité n'est pas un empêchement au métier de plongeur.
- Alors, pourquoi ne plonge-t-il plus ?
Réponse .Ce n'est pas à cause de ses yeux, mais de son souffle. Il ne pouvait plus emmagasiner assez d'air d'une seule lampée.
- Ne pouvait-il rester moins longtemps sous l'eau ?
Réponse : Il était bon plongeur, tenant jusqu'à deux minutes. A la fin, il se faisait remonter après trente-cinq ou quarante secondes, alors le nakuda [=propriétaire du bateau] ne le considérait plus et, lui, avait honte devant ses camarades.
- N'a-t-il donc pas gagné d'argent ?
Réponse : Dans son bon temps, il eut jusqu'à mille Marie-Thérèse d'avance (les Marie-Thérèse sont des pièces de cinq francs à l'effigie de l'ancienne impératrice d'Autriche, seule monnaie connue dans ces parages).
- Et maintenant?
Réponse : Un homme qui n'a plus que trente secondes dans les poumons n'a droit à rien."
Dans un autre article paru le 1er novembre, Londres explique que tous les deux ans, les pêcheurs de perles du groupe de Massaouah, en Erythrée, ont pour coutume de dérober une, deux ou trois perles de valeur. Pas pour eux-mêmes, mais pour les pêcheurs de perles qui ont perdu la vue. Et Albert Londres, impressionné par ce geste de solidarité, de conclure : "Cela est un compte-rendu, non un conte".
Dans les numéros suivants, le célèbre reporter dénoncera encore la survivance de l’esclavage sur la côte érythréenne, visitera Djibouti, dont il racontera la déchéance, et évoquera les pirates d’Aden.