1938, la première guerre contre l’héroïne
De Paris à New York, les années trente voient apparaître un nouveau fléau sanitaire : la consommation d’héroïne. Les journalistes enquêtent sur cette épidémie, qui touche jeunes et marginaux.
L’héroïne, drogue dérivée de la morphine et synthétisée pour la première fois en 1874 au St. Mary Hospital de Londres, devient, dès 1918, l’un des grands fléaux sanitaires du XXe siècle. Alors distribuée en pharmacie afin d’aider les fumeurs d’opium à réduire leur consommation, elle produit exactement l’effet inverse. Vite, le produit, prisé ou injecté, gagne en popularité — notamment, déjà, dans « les milieux à la marge de la société » – et contraint la Société des Nations (SDN) à s’engager dans une large campagne de prévention.
Cependant, les pays n’agissent pas en simultané. En 1920, le corps médical américain demande la prohibition de son usage médical, qui n’aboutira qu’en 1956. En Europe, il faut attendre 1931 pour que les premières voix anti-héroïne se fassent entendre et que l’on reconnaisse que « le peu d’intérêt thérapeutique du produit ne compense pas son coût social ».
Au cours des années 1930, dans les pays d’Europe occidentale, aucune loi visant à interdire la consommation d’héroïne n’est encore votée. C’est en regardant du côté de l’Extrême-Orient et de la Chine en particulier que l’intérêt de l’opinion contre cette drogue croît peu à peu. Devant le nombre toujours plus inquiétant d’opiomanes dans le pays, le gouvernement chinois prend des mesures radicales. Les procès des trafiquants d’opium et d’héroïne se multiplient.
Et, en 1935, ils sont parfois expéditifs, comme le montre un reportage photo sur le sujet publié par Paris-Soir :
Les autorités chinoises agissent alors en deux temps vis-à-vis des revendeurs : à la première arrestation, elles leur tatouent une marque sur la peau, désignant leur statut de revendeur d’héroïne. À la seconde, elles les tuent.
« On l’exécute sans pitié… et l’on brûle son stock de drogue. L'intoxication par l'héroïne, beaucoup plus dangereuse que celle par l'opium, est devenue, en Chine, une véritable calamité sociale. »
Mais c’est à partir de la seconde moitié des années 1930, tandis que l’économie américaine se remet doucement du krach de 1929 grâce au New Deal, que la chasse aux trafiquants de drogue devient un vrai « sujet ». Avec la fin de la Prohibition et la chute des gangsters historiques des années 1920, les revendeurs de drogues deviennent les nouveaux épouvantails de la société américaine. Dès lors, les journaux internationaux, et notamment français, se font l’écho des saisies d’héroïne ou des arrestations de grands pontes du trafic international.
En 1938, la presse française publie un nombre record de sujets autour du trafic d’héroïne. Ce Soir rend compte de cette « chasse aux contrebandiers » au travers d’un reportage photo, en se concentrant sur les systèmes mis en place par les forces de police américaine.
« La Nouvelle-Orléans était depuis des années le quartier général des fabricants de stupéfiants. Il y a quelques mois, la police fédérale décida de tout tenter pour mettre fin au trafic. Des vedettes patrouillèrent jour et nuit. »
Les rédacteurs prennent un malin plaisir à restituer au plus près le plan des policiers. Bien avant la série The Wire, chaque étape de l’enquête est fidèlement présentée au lecteur.
« Sur les lignes téléphoniques, des spécialistes surprirent des conversations. Après des mois de patience, le piège fut prêt à fonctionner.
Un “indicateur” avait réussi à se faire engager par une bande. Lui-même aida à l'arrestation des trafiquants. Une vedette policière fut amenée sur les lieux à l'heure exacte de la pêche aux chambres à air. »
Cinq mois plus tard, tandis que les articles ayant pour sujet « la came » ne cessent de se multiplier, la France découvre avec effroi que des agissements semblables à ceux des gangsters américains se produisent sur le territoire. L’affaire de Lyon et Carbone tombe à point nommé. Les deux hommes, à la tête de bandes rivales mais liés dans les affaires, sont inculpés en même temps. Comme leurs homologues américains, ces deux trafiquants d’héroïne et de morphine possèdent des relations partout, jusque dans les plus hautes sphères de l’administration.
Le 22 juin 1938, le rédacteur de Ce Soir, l’énigmatique Chevalier Mystère, présente l’affaire dans un long article intitulé « Maîtres de la drogue et maîtres du monde ». Lyon vient d’être arrêté. Carbone, lui, est encore libre. D’où cette question de la part du rédacteur :
« Le public est en droit de se poser cette question très simple : qui depuis mars 1932, date où […] le nom de Louis Lyon fut trouvé dans l'annuaire des trafiquants sous le numéro 75 819, a protégé Louis Lyon en France jusqu'en 1938 ? Et qui en 1938, en France, empêche encore qu'on touche à son vieil ami Carbone, qui n'a même pas été cité comme témoin par le juge d'instruction ? »
Le lendemain, le même Chevalier Mystère étend son investigation à l’international. Voyant les connexions institutionnelles dont disposent Lyon et Carbone en France, le journaliste se demande, à raison, qui « protègent » les cadres du business d’héroïne planétaire. Un peu hâtivement, il implique l’État italien, dans une possible guerre d’influence menée contre la Grande-Bretagne en Égypte, pays ravagé par la consommation d’héroïne.
« C'est pour l'Empire [britannique, N.D.L.R.] qu’il faut aujourd'hui empêcher l’héroïne d'entrer en Égypte, bastion de la route des Indes, que d’autres [l’Italie, N.D.L.R.] convoitent. Et ce sont ces “autres” qui ont à leur tour intérêt à introduire la dissolvante héroïne en Égypte, le plus grand marché de la drogue, puisqu'il y a dix ans on y évaluait déjà à 500 000 le nombre des drogués. »
Paris Soir en profite pour rappeler l’importance économique du trafic des opiacés dans les années 1930, aussi important que la cocaïne au cours de la décennie précédente.
« La “neige”, reine des premières années d’après-guerre, n'est plus qu'un souvenir. Il a suffi que les États-Unis y mettent le ho-là en contrôlant en Amérique centrale, où pousse la culture du coca. On ne cultive plus que le nombre d'arbres nécessaires aux besoins scientifiques et médicaux. »
Le rédacteur explique comment et pourquoi le trafic d’héroïne s’est si bien implanté sur le sol français. La position géographique du pays y est pour beaucoup.
« Notre pays a été choisi pour diverses raisons d'ordre pratique, dont la principale est que l'héroïne, d'une part, plus chère et, d'autre part, plus volumineuse que la morphine, n'aura pas, pour sortir de France, de frontières terrestres à traverser.
Par Cherbourg et Marseille, fréquentés par d'innombrables transats et longs-courriers étrangers, la drogue peut, en effet, gagner sans encombre les pays consommateurs. »
Enfin, on y apprend la façon dont l’opium est transformé en poudre blanche, beige ou marron, via son passage dans divers laboratoires clandestins.
« À son arrivée en France, la “base” passe des mains du “courrier” dans celles d'un “livreur réceptionnaire” qui l'emporte lui-même au plus tôt aux laboratoires clandestins que dirigent des chimistes spécialisés.
À la sortie du laboratoire, la base devenue héroïne est confiée à un vendeur de l'association en contact direct avec les acheteurs étrangers, qui viennent prendre la marchandise sur place, c'est-à-dire à Paris ou Marseille. »
Quelques mois plus tard, Ce Soir publie un reportage sur les consommateurs d’héroïne de la rue de Lappe, à Paris. Le rédacteur rencontre les jeunes « intoxiqués » du 11e arrondissement via l’entremise de « Jo », habitant du quartier et guide improvisé. Avec lui, on déboule dans les bas-fonds sordides du Paris des années trente, entraperçus dans les romans de Louis-Ferdinand Céline.
« À peine la porte ouverte, une bouffée d’air tiède qui portait d’étranges et lourdes odeurs, nous frappa le visage. La salle était étroite, enfumée. Un accordéon s’étirait avec paresse. »
Le journaliste et Jo sont témoins d’une transaction entre un revendeur et un marginal, habitué du bar. Lorsque le jeune homme revient dans le troquet après vingt minutes d’absence, il est livide.
« Lorsqu’il revint, son visage était rayonnant, bien que d’une pâleur plus accentuée. […] Jo traduisit ma pensée : – Qu’est-ce qu’il a dû se flanquer comme dose ! »
Plus loin, le journaliste demande à Jo comment de si jeunes gens — certains ont quinze ans — peuvent s’adonner à des passe-temps comme l’héroïne ; en guise de réponse, celui-ci botte en touche. Il blâme l’ennui, les fréquentations, et l’habitude. En fait, ses réponses ne diffèrent aucunement des tentatives d’explications d’aujourd’hui.
« “Après tout, fit-il [Jo, N.D.L.R], ça les regarde.” Il aspira une gorgée de bière fade. La musique reprenait. Le gosse de tout à l’heure dansait avec son compagnon. Jo cracha par terre d’un geste de dégoût. »
En 1938, on dénombrait 362 arrestations liées à des affaires de drogue dans la ville de Paris. En 2017, la vente de drogue génère 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an en France.