Écho de presse

Guerre civile à Limoges : la révolte de la « ville rouge »

le 10/10/2019 par Pierre Ancery
le 23/11/2017 par Pierre Ancery - modifié le 10/10/2019
Le Petit Journal, supplément du dimanche ; 30 avril 1905 - source RetroNews BnF

En avril 1905 a lieu à Limoges une grève qui a pour origine le harcèlement sexuel exercé par un contremaître. La révolte est telle que la presse ira jusqu’à parler de « guerre civile ».

Limoges, la « Ville rouge » : si la couleur évoque celle de ses fours à porcelaine, le surnom fait surtout référence au très fort ancrage à gauche de la capitale du Limousin. Le mouvement ouvrier n’a en effet cessé de s’y développer tout au long du XIXe siècle (on parlera à son sujet de « Rome du socialisme »), avant de culminer lors de la révolte de 1905.

Le 27 mars, trois peintres sur porcelaine de l’usine Haviland sont renvoyés puis réintégrés. Ils s’étaient plaints du « droit de cuissage » exigé par Penaud, un directeur d’atelier, sur les ouvrières : le patron avait défendu l’accusé. La grève éclate dans plusieurs entreprises de la ville. Issus de secteurs différents (porcelaine, chaussures, imprimerie...), les ouvriers limousins s’unissent pour protester contre les pouvoirs autoritaires des contremaîtres, ces derniers cristallisant la colère des grévistes. Ils s’insurgent aussi contre les bas salaires.

La France écrit le 4 avril :

« L’industrie limousine est en pleine crise ; chaque jour une grève nouvelle éclate. À l’usine de porcelaines Théodore Haviland, les peintres ont quitté le travail […]. La fabrique de chaussures Fougeras est fermée depuis un mois […]. Les ouvriers de la fabrique de chaussures Lecointe ont abandonné leurs ateliers […]. Les manifestations ses succèdent. Des groupes nombreux chantent « L’Internationale » et des refrains révolutionnaires. »

Le 5 avril, les patrons porcelainiers décident le lock-out : les usines sont fermées et les ouvriers renvoyés. 13 000 personnes se retrouvent au chômage. Le ton monte et les ouvriers manifestent en masse, formant des cortèges à travers toute la ville, tandis que le maire radical-socialiste Émile Labussière tente de concilier les parties. L’envoyé spécial du Matin raconte :

« Les patrons se sont inquiétés ; ils ont compris le danger de ces grèves partielles, dont la solidarité ouvrière assurerait toujours la réussite, les ouvriers de corporations qui n'ont point de motif d'abandonner le travail soutenant pécuniairement les camarades d'une autre corporation en grève. À la solidarité ouvrière, ils ont opposé la solidarité patronale. »

Le 15 avril, un millier de manifestants envahit l’usine Haviland. Le maire impuissant est dessaisi par le préfet qui fait intervenir l’infanterie et les chasseurs à cheval. Des barricades sont dressées : tout Limoges est dans la rue, y compris les femmes et les enfants.

La presse nationale ne parle plus que des manifestations. Certains journaux s’effrayent, tels L’Union nationale qui parle de la « bande de Limoges » ou le journal d’extrême-droite La Libre Parole, qui titre « La Révolution à Limoges ». Le Matin ira jusqu’à parler de « guerre civile ». Dans son édito du 16,  La Lanterne défend les ouvriers :

« Les ouvriers de Limoges […] luttent pour quelque chose de plus sacré que leurs intérêts économiques ; ils luttent pour les droits les plus incontestables de l'homme et du citoyen […]. En leur payant un salaire sur lequel il prélève d'ailleurs un bénéfice exorbitant, le patron acquiert le droit de traiter ses ouvriers comme des bêtes de somme. Pas de justice, pas d'égards : le maître ou son valet peuvent tout se permettre ; ils peuvent abuser de leur autorité pour violenter la conscience des ouvriers, pour offenser leur dignité d'hommes ; ils peuvent user de brutalité et d'arbitraire, imposer au personnel de l'usine leurs caprices et leurs fantaisies et congédier qui leur déplaît. »

Le 17, un cortège se rend à la préfecture pour réclamer la libération de quatre activistes emprisonnés. Suite au refus du préfet, les émeutiers enfoncent les portes de la prison. Le général Plazanet fait alors charger les dragons. La foule se réfugie dans le jardin d’Orsay. Des jets de pierres ont lieu : les fantassins ouvrent le feu. Camille Vardelle, un ouvrier de 22 ans, est tué.

« Lendemain de massacre », titre L’Humanité du 19 :

« La répression s'est affirmée d'une façon sauvage ; il fallait que cette ville si profondément émue, si douloureusement éprouvée déjà par la misère, eût aussi ses deuils, qu'aux larmes d'angoisse vinssent se joindre les larmes de souffrance. Le prétexte fut facile à trouver. »

Jean Jaurès prononce un discours à l’Assemblée dans lequel il prend fait et cause pour les grévistes et rappelle les faits à l’origine du mouvement social :

« Comment ! le préfet savait que cette grève avait un caractère singulier, qu'elle n'avait pour cause ni une revendication de salaires, ni la durée des heures de travail, et cela a suffi au préfet pour dire que la grève ne procède que du caprice et de la fantaisie. Il y avait pourtant une question de dignité morale en jeu et ce pays serait singulièrement abaissé si la classe ouvrière comme les autres classes, n'avait pas conscience de cette dignité. »

Les funérailles de Camille Vardelle sont suivies par des dizaines de milliers de personnes. Le travail reprendra dans la porcelaine le 21, après la conclusion d’un accord entre patrons et ouvriers. Le contremaître Penaud est renvoyé, les grévistes sont réembauchés, mais les salaires ne sont pas augmentés. Le mouvement se poursuivra un temps dans d’autres secteurs, avant de s’éteindre.