Écho de presse

Dans les champs de coton du Sud américain

le 20/10/2020 par Pierre Ancery
le 01/02/2018 par Pierre Ancery - modifié le 20/10/2020
Afro-Américains jouant aux dés au bord d'un champ de coton, autour de 1900 – source : Library of Congress

Travail harassant, misère, racisme... Quand la presse française du XIXe et du début du XXe siècle décrit (et approuve) la terrible condition des Noirs dans les plantations américaines.

L'article date de 1837, onze ans avant l'abolition définitive de l'esclavage dans les colonies françaises. Écrit depuis la Louisiane par un Français qui y séjourne, il paraît dans La Presse et s'intéresse à ceux qu'on désigne sous le nom de « population de couleur ». La traite atlantique des esclaves a beau avoir été abolie en 1808, on compte encore quelque 4 millions d'esclaves dans le Sud au moment où le journaliste rédige le texte.

 

« La race nègre [...] n'a fait que croître, et suffit à tous les besoins du pays. C'est par elle que se fait la culture des terres, et particulièrement celle du coton et de la canne à sucre, qui périraient sur le sol brûlant sans ces hommes de bronze, et sans l'esclavage, qui seul peut les conduire à la lutte journalière qu'ils soutiennent contre un soleil ardent.

 

À la Nouvelle Orléans, les nègres sont encore employés aux soins de la domesticité et à toutes sortes d'états mécaniques. Ils sont le bien, la chose de leur maître, qui les possède au même titre que son chien ou son cheval, les loue, les prête, les achète et les vend de même. »

 

En 1840, La Nouvelle-Orléans est le plus grand marché d'esclaves de tout le pays. Dans le Sud, l'esclavage est alors un rouage économique essentiel pour les propriétaires de plantations, où les Noirs récoltent le coton et la canne à sucre.

À l'époque, le commerce du coton est florissant. Il ne s'agit pas encore du produit le plus lucratif de la planète, mais la demande mondiale ne cesse d'augmenter. Il faut produire. Les esclaves travaillent donc entre 12 et 15 heures par jour, se tuant littéralement à la tâche pour recueillir la précieuse fibre végétale.

Le rédacteur continue :

 

« Un nègre, ou une négresse, se vend depuis 600 piastres jusqu'à 1 000 (3 à 5 mille fr.), suivant son âge, sa force, ses talents, son caractère […].

 

Aucun nègre ne doit être rencontré dans les rues, à la Nouvelle-Orléans, après neuf heures en été et huit heures en hiver. Un coup de canon leur intime, de sa rude voix, cet ordre absolu, et ceux que la police rencontre, après l'heure fatale, sont arrêtés et conduits à la geôle. Il leur est également défendu de boire dans les cabarets avec des blancs ; dans les rues, ils quittent le trottoir toutes les fois qu'un blanc s'y trouve, et descendent sur la chaussée [...].

 

Le nègre n'a point de famille, dans le sens civil de ce mot. Il n'a qu'une famille naturelle, dont aucun acte ne constate et ne règle la filiation. Aussi n'y a-t-il aucun nom patronymique parmi eux ; tous s'appellent Pierre, Jean, tout court. Dans les campagnes, on ne dresse, pour eux ni acte de naissance, ni extrait mortuaire [...]. On les enterre sans cérémonie et sans office religieux. Ils n'ont aucune tombe. »

 

L'article se poursuit sur plusieurs colonnes. En plus de livrer quantité de détails sur la vie quotidienne des esclaves afro-américains, systématiquement maltraités par les planteurs, il est significatif de la vision raciste qu'ont alors nombre d'Européens de cette population. L'auteur ajoute par exemple :

 

« On voit, chaque jour, des nègres payer de la plus grande ingratitude les bontés et la douceur qu'on a pour eux […].

 

L’âme aurait-elle des affinités avec la face ? On le croirait en voyant les nègres généralement faux, gourmands, lâches, paresseux, voleurs. Ils ne respectent, ils n'aiment que l'homme fort et impitoyable qui les châtie et les ploie sous un joug de fer. »

 

Deux décennies plus tard, l'esclavage va être une des causes de la guerre de Sécession, qui déchire les États-Unis de 1861 à 1865. La victoire du Nord, mené par Abraham Lincoln, va aboutir à l'abolition définitive de l'esclavage dans le pays, adoptée le 6 décembre 1865.

 

L'amélioration de la condition des Noirs du Sud sera cependant toute relative. La même année, en réaction, le Ku Klux Klan est créé [voir notre article]. C'est le début de la ségrégation.

 

En octobre 1876, un reporter français en voyage aux États-Unis raconte, pour le Journal des débats politiques et littéraires, sa traversée de l’État du Mississippi. Partout, dans les champs de coton, ce sont encore les Noirs, payés une misère, qui travaillent pour le compte des planteurs blancs.

 

Interviewant ces derniers (d'anciens soldats confédérés), le reporter leur demande leur avis sur la récente émancipation des esclaves. Leur réponse :

 

« L'esclavage était aussi nuisible aux blancs qu'il était favorable aux noirs. Ce n'est pas impunément qu'une race supérieure se trouve perpétuellement en contact avec une race inférieure. Le nègre importé d'Afrique était un animal sauvage dont nous avons fait un animal domestique et parfois un homme, en lui inculquant des habitudes régulières de travail, des besoins et des goûts plus ou moins raffinés ; mais, en vivant au milieu de ses nègres et de ses négresses encore à demi barbares, le propriétaire blanc devenait, en revanche , moins civilisé. Il prenait les défauts ou les vices de ses esclaves […].

 

Aujourd'hui que ce contact a cessé, aujourd'hui qu'il n'y a plus entre le blanc et le nègre d'autres rapports que ceux de l'entrepreneur et de l'ouvrier, du maître et du domestique à gages, chacun vit dans sa sphère naturelle, et la barbarie nègre a cessé de déteindre sur la civilisation blanche. »

 

Commentaire édifiant du journaliste :

 

« Il est impossible de ne pas reconnaître, dans une certaine mesure, la validité de ces griefs [...]. [Le Noir] est paresseux, il est gourmand et il n'a pas une notion bien claire de la distinction essentielle du tien et du mien [...].

 

Je sais bien ce qu'il faudrait à ce grand enfant, incapable de se gouverner lui-même, et encore plus de gouverner les autres. Il lui faudrait non des droits politiques, dont il est aussi peu apte à se servir que le seraient les mules ses compagnes de travail, mais une tutelle à la fois ferme et douce qui suppléerait à son incapacité à pratiquer les devoirs et les obligations de la vie civilisée. »

 

Vingt-sept ans plus tard, en 1903, Gaston Donnet, en une de L'Aurore, titre son éditorial : « Le Malheur d'être Noir ». Le journaliste déplore la multiplication des lynchages dans le Sud des États-Unis [voir notre article] et prend clairement la défense des Noirs persécutés. Ce qui ne l'empêche pas d'user des stéréotypes racistes courants à l'époque :

 

« Les malheureux sont astreints à la corvée dans les champs de coton. Quand ils ne sont pas sages, on les fouette ; et quand, las d'être fouettés, ils se sauvent, on lance d'énormes molosses à leurs trousses qui les ramènent en deux morceaux. Pauvres bougres de nègres ! Sous quelle lamentable étoile sont-ils donc nés ?

 

On n'arrive pas à comprendre cette haine et ce mépris, féroces, implacables, qui les poursuivent et qui les jettent sous la botte ou sous le fouet ? Il faut avoir voyagé en Louisiane et au Texas pour se rendre compte de ce qu'un peuple ayant, cependant, l'expérience de la liberté, peut imaginer d'attentatoire à la dignité humaine. Car, enfin, un nègre, c'est un homme ! Il est laid, il est bête, il est paresseux, je le sais ; mais, enfin, c'est un homme, ce n'est pas un kangourou ! »

 

La situation va-t-elle vraiment évoluer avec les années ? Trois décennies plus tard, en 1933, Paris-Soir envoie un journaliste faire un reportage dans les champs de coton du Tennessee. C'est alors la Grande Dépression.

 

Interrogé, un propriétaire terrien lui parle de ses employés noirs, « ces grands enfants, dit-il, qui se contentent d'un petit salaire ». Le journaliste rencontre certains de ces employés.

 

« Nous visitions d'abord en plein champ une sorte de boarding-house où l'on abrite les travailleurs à la journée. Ils paient pour pension 2 dollars par semaine et en gagnent à peu près 4,50. Hommes et femmes dans une promiscuité animale couchent pêle-mêle dans une sorte de dortoir. Ils travaillent du lever au coucher du soleil.

 

Je les surprends à l'heure du repos de midi. Ils ont un vieux gramophone qui joue l'air sentimental des nègres du Mississipi, “Old Man River” ; ils sont tous assis autour de l'appareil, la tête appuyée dans les mains, fredonnant à demi-voix [...].

 

Comme je soulevais mon chapeau en entrant, les voilà qui se lèvent tous et chuchotent en riant.

C'est, me dit Jimmy, parce que vous avez l'air de les saluer.

 

Mais au fond, ils sont contents et quand je leur explique que je suis Français, ils ont l'air de trouver que cet acte étrange n'est plus si surprenant. Eux qui, pour la plupart, ne jouissent que théoriquement du droit de vote, ils ont probablement entendu raconter des histoires sur les îles de la Guadeloupe et de la Martinique, où les nègres ont le privilège de se battre entre eux en période électorale, tout comme des blancs.

 

Il y a des vieux qui veulent savoir s'il est vrai qu'en France le Président pourrait être nègre. Je leur dis que oui et il commente cette stupéfiante réponse pour l'édification du reste de la société. »

 

C'est sans doute une des premières fois qu'un journal français leur donne la parole :

 

« “L'existence n'est pas facile”, m'explique le chef de famille. Il a recueilli tous les sans-travail de sa parenté. Ils sont deux à recevoir les allocations du planteur et ils font vivre avec ces salaires deux cousins, une femme et trois enfants.

 

Je tire de ma conversation avec eux une vraie révélation d'ordre psychologique. Jamais un nègre ne se suicide, si grand soit son malheur, et il considère comme un signe de folie que les blancs en viennent si souvent à cette extrémité.

 

Je demande à l'un d'eux :

Que faites-vous, s'il n'y a ni travail, ni argent ?

– Nous dormons, me dit-il, et pendant le sommeil, le bon Dieu s'occupe de nous.” »

 

La ségrégation aux États-Unis ne prendra fin qu'avec la ratification par le Congrès du Civil Rights Act, en 1965 – cent ans après l'abolition de l'esclavage.

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Alphonse Jouault
De l'abolition de l'esclavage aux États-Unis
Lucien Adam
L'Abolition de l'esclavage
Octave Giraud