Écho de presse

« La misère en robe rouge » : lorsque les juges étaient pauvres

le 28/05/2018 par Marina Bellot
le 05/02/2018 par Marina Bellot - modifié le 28/05/2018
Illustration : Les magistrats reçus à l'Elysée en 1921, Agence Rol - source : Gallica-BnF

En 1930, le niveau de rémunération des magistrats est débattu à la Chambre des députés. Pour la gauche, ce n'est rien moins que la sauvegarde de leur indépendance qui est en jeu.

1907. Le Figaro dresse le constat d'une justice française en quasi-faillite : 

« Par économie le Palais [de justice], l'hiver, n'est plus chauffé. On ne l'éclaire plus qu'à peine, le soir venu. À certains mois, il n'y a pas assez d'argent pour payer entièrement les conseillers. Bref, c'est la misère en robe rouge. »

Treize ans plus tard, la situation s'est encore détériorée et les magistrats français en appellent au garde des Sceaux : en 1920, ils lui adressent une pétition exprimant leurs doléances. 

Le Gaulois soutient leur mouvement :  

« Leurs traitements sont tels que, pour vivre, ceux qui n'ont pas de fortune personnelle doivent recourir à des expédients malaisés à concilier avec la dignité de leurs fonctions.

Une dactylo de ministère est plus payée qu'un juge de province, un substitut ne gagne pas plus qu'un agent de police. Voilà ce que notre démocratie fait de ses juges, qui, en République, devraient être les plus hauts, les plus respectés, les mieux payés des fonctionnaires.

Résultat. Au dernier concours pour le recrutement de la magistrature, il s'est présenté en tout dix-huit candidats (au lieu d'une centaine, chiffre normal). Plus de magistrats, plus de professeurs, plus de savants. Tel est le bel avenir où nous mène l'abus des hauts salaires et le principe de l'égalité par en bas. Bel avenir. »

Les magistrats ne sont pas les seuls hauts fonctionnaires à pâtir d'un manque de moyens criant. En 1927, la « crise des cadres de la nation » fait débat dans la presse. Le Petit Parisien y consacre une série d'articles, qui s'ouvre sur ce constat : 

« La France, pendant un siècle, a joui d'une administration dont la compétence technique et les traditions étaient enviées de toute l'Europe.

À son service travaillaient des équipes de grands fonctionnaires : préfets, magistrats, professeurs, contrôleurs financiers, constructeurs de ponts et de routes, officiers, ambassadeurs, qui furent la force et assurèrent la grandeur de l'Empire comme de la République.

Aujourd'hui, ces hommes d'élite, responsables du bon fonctionnement de la nation dont ils constituent les cadres, souffrent. 

Les moyens leur font défaut, le prestige leur manque. Le goût de leur tâche risque de les abandonner. Ils sont trop pauvres et depuis trop longtemps. »

Cette même année, La Lanterne fait le point sur les traitements des magistrats : 

« Entre 25 et 30 ans, il est nommé juge suppléant (11 200 francs) ; à 33 ou 35 ans, il est juge ou substitut de 3e classe (15 000 francs) ; puis, l'étape de la seconde classe franchie, le voilà de première vers 45 ans (21 000 francs).

Dix ans après, il parvient au poste de conseiller de cour d'appel de province (28 000 francs), où il prend la robe rouge — et ce sera pour lui son bâton de maréchal. En 1926, ces traitements étaient encore respectivement de 12 500. 16 500 et 21 000 francs. »

C'est en 1930 que le débat a lieu sur le terrain politique. Le président du Conseil, Camille Chautemps, demande à ce qu'une revalorisation significative des traitements des magistrats soit décidée par la loi. Pour lui comme pour le reste de la gauche, c'est tout simplement la sauvegarde de leur indépendance qui se joue. 

L'Ouest-Éclair rapporte ainsi : 

« Camille Chautemps dit que les magistrats sont légitimement émus de la situation qui leur est faite à l'heure actuelle. [...] Le traitement du magistrat est l'élément jugé nécessaire par le pouvoir législatif pour assurer la dignité du pouvoir judiciaire. 

M. Camille Chautemps : “Il faut multiplier le traitement des magistrats par le coefficient de la revalorisation monétaire.” (Applaudissements.) M. Chautemps félicite le Garde des Sceaux de la sollicitude dont il a fait preuve à l'égard des magistrats et lui demande ensuite d'accepter que ce soit dans la loi que figure l'augmentation du traitement des magistrats. [...]

M. Chautemps demande, en concluant, au gouvernement de déposer un projet de loi fixant le traitement des magistrats. (Applaudissements.) »

L'amendement Chautemps sera finalement repoussé par 300 voix contre 275. « Le gouvernement veut se réserver le droit de fixer, par simple décret, les traitements de la magistrature », déplore le quotidien socialiste Le Populaire. Et le député de gauche Jules Uhry de dénoncer : 

« Je sais bien qu'hélas la magistrature n'est guère payée et que sa besogne est immense. Je sais bien que pour avoir vraiment des juges de haute valeur et de haute conscience il faudrait se décider à leur assurer, par des traitements plus qu'honorables, une indépendance absolue, même vis-à-vis des puissants.

C'est une honte pour notre régime qui affirme l'indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l'exécutif et du législatif, de n'accorder aux magistrats que des traitements de famine. »    

Au terme de cette longue lutte pour une revalorisation de leur métier, les magistrats français verront finalement leurs traitements relevés par décret, d'abord en 1930, puis en 1932.