La « chasse aux Italiens » de Marseille en 1881
Pendant trois jours, en juin 1881, des violences xénophobes dirigées contre les immigrés italiens vont enflammer la ville de Marseille, faisant trois morts et vingt-trois blessés.
En ce mois de juin 1881, un événement fait la une de tous les journaux : la soudaine poussée de violence anti-italienne qui, pendant trois jours, a embrasé Marseille. Comment un tel déchaînement xénophobe a-t-il pu survenir ? Pour le comprendre, il faut plonger dans l'histoire de la ville et dans celle des relations entre les deux « sœurs latines », la France et l'Italie, en cette fin de XIXe siècle.
A l'époque, une importante communauté italienne vit à Marseille. Sur 360 000 habitants, 57 900 sont Italiens, soit 16% de la population phocéenne. Ce sont dans leur écrasante majorité des ouvriers, souvent journaliers, venus chercher en France un travail qu'ils ne trouvent pas dans leur pays, où la situation économique est difficile.
Souvent très pauvres, ils ne sont pas toujours bien perçus par la population locale, qui voit parfois en eux des rivaux dans la lutte pour l'emploi. La présence pourtant très minoritaire, parmi ces immigrés, d'anarchistes et d'individus en délicatesse avec la justice italienne, n'améliore pas leur réputation.
D'autant que le climat politique en France est alors celui d'un nationalisme exacerbé auquel s'ajoutent, à l'extérieur, les rivalités coloniales avec les autres puissances européennes. Dont le voisin italien. 1881 est en effet l'année de la conquête de la Tunisie : le traité de Bardo y a acté le protectorat français et la défaite de l'Italie dans la lutte pour le contrôle du pays.
En juin 1881, donc, les troupes françaises reviennent d'Afrique du Nord. Le 18, elles défilent à Marseille. Lorsque soudain...
« Un grave incident s'est produit hier à Marseille. La patriotique population de cette ville saluait par des cris enthousiastes de : Vive la France ! Vive la République ! nos jeunes soldats, bronzés par le soleil d'Afrique, qui défilaient dans la rue de la République, arrivant de la Tunisie. Des fenêtres on lançait des fleurs.
C'est à ce moment, c'est lorsque Marseille entière, avec ses expansions méridionales, faisait fête à notre armée, que des Italiens ont protesté par des coups de sifflet. Nous admettons volontiers que les Italiens, qui ont éprouvé de cruelles déceptions à Tunis, aient trouvé peu de leur goût l'accueil chaleureux fait à nos troupes. Ils avaient le droit de critiquer entre eux, dans leurs domiciles privés, ce défilé triomphal [...].
Malheureusement la manifestation a été publique. Des coups de sifflet sont partis du balcon du Club nazionale italiano. »
Le jour même, rien ne se passe. Mais le lendemain, une véritable flambée de violence embrase la cité phocéenne, qui plonge dans le chaos. Dans la presse, des informations vont affluer, parfois approximatives et contradictoires. Mais toutes font état d'une « chasse aux Italiens » organisée spontanément dans les rues de la ville, à laquelle les persécutés répondent parfois par la violence.
« L'agitation dès le début semble avoir été menée par un ou plusieurs groupes de jeunes gens d'une vingtaine d'années. Dès quatre heures du matin, samedi, des rixes commençaient à se produire entre Français et Italiens sur divers points de la ville, notamment à la place Neuve et à la Tourette. De cette esplanade élevée une bande de gamins lançait des pierres sur les passants qu'au juger ils supposaient devoir être italiens.
À cinq heures 1/2, au moment où les ouvriers se réunissent sur le cours Belsunce pour être embauchés, une troupe de jeunes gens ont commencé à faire une chasse beaucoup plus active aux italiens qu'ils rencontraient, les huant et leur administrant des coups plus ou moins forts.
À neuf heures du matin, la bande, revenue sur le cours Belsunce, rencontra un Italien et se mit à ses trousses ; mais ce dernier fit volte-face et sortit un couteau de sa poche. À cette vue les agresseurs jugèrent prudent de s'éloigner. »
« À peu près à la même heure, éclatait sur la voie publique, en face d’une buvette tenue par la veuve G..., a l'angle de l’avenue d’Arenc et du boulevard National, une rixe sanglante où le couteau jouait encore le principal rôle. Un Italien frappé d’un coup de stylet dans le flanc, rentrait dans l’établissement en s’écriant : « Je suis mort ! ». Le pauvre diable a été transporté à son domicile, où il a reçu les premiers soins [...].
Vers 4 heures et demie, une rixe sanglante avait lieu sur la place Pentagone. Un jeune ouvrier italien, portant son pain sous son bras et se rendant à son travail, fut assailli sur la place Pentagone par un groupe de jeunes gens, qui eurent bientôt fait de lui mettre le visage en sang.
Un sergent de ville du bureau du 15e arrondissement essaya d’intervenir, mais il dut, devant les exigences de la foule surexcitée, laisser en liberté le principal agresseur du pauvre ouvrier qui s’enfuit la tête en capilotade. »
La police finit par intervenir et l'ordre revient. Les rixes, au total, auront fait trois morts (deux Français et un Italien) et 23 blessés. Les réactions dans la presse abondent dans les jours suivants. Certains journaux, comme Le Petit Provençal, proposent l'expulsion des Italiens, rendus responsables des « troubles marseillais » :
« Le gouvernement doit se préoccuper des intérêts commerciaux de la grande cité maritime, qui contient 70 000 Italiens en guerre ouverte avec la population française. Le Petit Provençal propose ce matin de donner une carte de séjour aux seuls Italiens qui trouveront des répondants français et qui sont indemnes de condamnations judiciaires, et l’expulsion de tous les autres. »
La plupart prônent cependant l'apaisement après ces trois jours sanglants. Mais pour Le Soleil, la « responsabilité de ces événements retombe surtout […] sur le maire et le préfet de Marseille », qui auraient dû réagir dès les premiers coups de sifflet. Pour Le Temps, « il ne s’agit pas, ayons le courage de le dire, d’une bataille entre le chauvinisme italien et le patriotisme français, mais de rixes entre mauvais drôles ».
Le XIXe siècle ajoute :
« C'est aux Français, nous, que nous recommandons la modération. Soixante mille ouvriers qui vivent chez nous de leur travail, qui contribuent à la prospérité de nos grandes cités, ne peuvent pas être rendus responsables des coups de sifflets d'une demi-douzaine de leurs compatriotes.
Précisément parce qu'ils sont venus en France, nous leur devons de rester maîtres de nous, fût-ce en face de provocations que rien ne justifie. »
Tandis que La France rappelle que l'origine de l'hostilité à l'encontre des Italiens de Marseille est ancienne, ces derniers étant connus pour s'employer aux travaux les moins gratifiants et les plus mal payés – ce qui a pour conséquence de faire baisser les salaires :
« Marseille est fréquentée par 50 000 Italiens. Beaucoup d’entre eux sont ouvriers maçons, terrassiers, mineurs ; d’autres sont ouvriers calfata, charpentiers, peintres [...]. La cause des dissensions entre les ouvriers marseillais et italiens, est permanente ; car l’Italien travaille à bien meilleur marché que nos ouvriers. Il se nourrit mal, boit de l’eau, se vêtit à peine. »
Les événements ne seront pas sans conséquence sur la « diaspora » italienne. Un certain nombre d'Italiens de Marseille, ne se sentant plus en sécurité en France, choisissent de rentrer dans leur pays, comme l'indique Le Temps du 27 juin :
« Le gouvernement Italien vient de prendre des mesures pour faciliter la rentrée en Italie des nombreux Italiens qui quittent journellement Marseille depuis les derniers événements [...].On évalue actuellement à un millier environ le nombre d'Italiens qui ont quitté la France depuis les événements que l'on connaît. »
Ces trois jours prendront plus tard le nom de « Vêpres marseillaises ». Douze ans plus tard, la France connaîtra un nouvel embrasement xénophobe anti-Italiens, lors du massacre d'Aigues-Mortes de 1893 [voir notre article], beaucoup plus sanglant.