Écho de presse

La traque de Marthe Steinheil, ou le début des paparazzis

le 07/06/2018 par Marina Bellot
le 19/05/2018 par Marina Bellot - modifié le 07/06/2018
Marthe Steinheil, fille de Marguerite Steinheil, dans Le Journal, 1911 - source : RetroNews-BnF

En 1911 la traque par des photographes de Marthe Steinheil, fille de la maîtresse de Félix Faure, donne l’occasion aux Annales politiques et littéraires de dénoncer cette pratique – et d'interroger la notion de droit à l'image. 

En 1911, Marthe Steinheil est une célébrité à ses dépens. Sa mère n’est autre Marguerite Steinhel, sulfureuse héritière d’une riche famille d’industriels, connue pour avoir entretenu une liaison avec le président Félix Faure, mort dans ses bras au palais de l'Élysée [lire notre article]. 

En 1908, cette célèbre femme du monde se retrouve au cœur d’une sombre affaire judiciaire, accusée de complicité dans le meurtre de sa mère et de son mari, le peintre Adolphe Steinheil. 

La presse a fait ses choux gras de l’affaire et s’est intéressée tout particulièrement à la fille de Marguerite Steinheil, Marthe [voir notre article]. Le drame de cette jeune femme désormais orpheline dont on accuse la mère d’avoir assassiné deux membres de sa famille est un sujet vendeur. Ainsi, Le Petit Parisien rapportait une scène à la fois émouvante et épouvantable.

« Marthe s'est jetée aux genoux de sa mère et fondant en larmes, s'est écriée 
Maman, maman, avouez, dites tout, dites tout
 !

Mme Steinheil s'est mise à pleurer, mais n'a dit mot.

De désespoir, la pauvre enfant, toujours à genoux, s'est tournée vers M. Leydet : Puisque maman ne dit rien, c'est qu'elle est innocente. Ayez pitié d'elle. Ayez pitié de moi.” »

En novembre 1909, Marguerite Steinheil est acquittée par la Cour d'assises sans que la lumière ait été faite sur cette affaire surmédiatisée. 

Toutefois, la jeune Marthe reste l’une des cibles favorites de la presse à sensation. 

Les Annales politiques et littéraires racontent en janvier 1911 :  

« Une étrange mésaventure vient d’être infligée à Mlle Marthe Steinheil. Comme elle sortait de son domicile, impasse Ronsin, elle aperçut deux objectifs braqués sur elle, et qui la guettaient.

 [...] L’un des photographes la saisit par les épaules, la maintint de force au milieu de la chaussée, tandis que l’autre opérait... Le lendemain, elle eut le désagrément de voir son portrait — et quel portrait ! — reproduit dans les journaux. » 

Sa traque par les photographes est l’occasion pour Les Annales politiques et littéraires de dénoncer pour la première fois les pratiques de plus en plus intrusives des photographes de presse, et de fustiger la faiblesse des amendes encourues par ces ancêtres des paparazzis :

« Ses persécuteurs seront condamnés à une amende minime. Ils recommenceront. Ils ne renonceront pas à ces procédés désobligeants. C’est leur métier, leur gagne-pain... 

Vainement, en pareil cas, a-t-on recours à la loi. La loi est inefficace. Fût-elle même plus rigoureuse, qu’elle serait impuissante contre un usage maintenant établi.

Les mœurs évoluent. Elles excusent, elles autorisent certaines pratiques qui, autrefois, eussent été proclamées scandaleuses. » 

L'auteur de l'article se livre ensuite à une critique de la dérive sensationnaliste des journaux à grand tirage, annonciatrice des journaux people :

« Comment séviraient-ils contre un acte qui s’accomplit quotidiennement et n’éveille aucune protestation ? Frapper les feuilles qui s’en rendent coupables, grand Dieu ! Mais elles ne vivent que de cela !

Elles ne s’alimentent que d’informations, d’interviews, de commérages.

Les reporters envahissent l’enceinte même de la justice, les couloirs du Palais, les salles d’audience ; ils s’insinuent parmi les jurés, assistent à l’instruction, parfois la dirigent. »

À l'époque en effet, aucune loi n'encadre ces pratiques. Et, fustige le journaliste, les magistrats eux-mêmes ont une fâcheuse tendance à chercher la lumière…  

« Et le malheur, c’est que beaucoup d’entre eux ne haïssent pas ce débordement d’indiscrétion qui flatte leur amour-propre et leur donne, pour un jour, l’illusion de la gloire...

Comment des magistrats réprimeraient-ils l’excès de cette publicité dont ils sont friands 

Dernièrement, ils formulèrent un arrêt qui emplit de joie les photographes et les journalistes. Ils décidèrent qu’on avait le droit de faire paraître le portrait de tout individu qui, par sa fonction ou sa profession, l’éclat de ses services, sa notoriété présente ou passée, au point de vue de l’histoire, de l’intérêt ou de la curiosité, est entré dans le domaine de la critique ou appartient à l’art. »

Et de conclure sur une note pessimiste et prémonitoire : 

« Jadis, les femmes du monde eussent trouvé de mauvais ton que l’on parlât d’elles dans les gazettes. Maintenant, elles sont ravies d’y voir citer leurs noms et les noms de leurs invités, d’y lire la description de leurs dîners et de leurs bals. [...]

Chacun, bon gré mal gré, suit le courant. Je crois que le mal est sans remède… »

Le « droit à l’image » ne sera cependant jamais reconnu expressément par le législateur, quoique certaines dispositions peuvent néanmoins se rapprocher de l'idée d'un tel droit.

L’article 9 du Code civil dispose ainsi :

« Chacun a droit au respect de sa vie privée.

Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »