Otto Weininger, vie et mort d’un pamphlétaire antisémite juif
Intellectuel autrichien, Otto Weininger publie Sexe et Caractère en 1903, livre dans lequel il clame que « la femme n'a pas d’âme » et où il fait montre d’un antisémitisme délirant. Lorsque la presse française s’y intéresse, il vient de mettre fin à ses jours.
En cette fin de XIXe siècle, Otto Weininger est un étudiant doué. Il poursuit à Vienne des études de philosophie, de psychologie et de médecine ; il apprend différentes langues européennes, voyage à travers le continent, se fait baptiser, et une fois sa thèse acceptée et son titre de docteur en poche, se lance dans l'écriture de ce qui restera l’œuvre de sa vie : Sexe et Caractère.
Au-delà de sa misogynie et de son antisémitisme patents, Sexe et Caractère regorge d’idées arrêtées sur le génie, la musique ou encore la décadence qu’il juge typique de la fin du siècle qu’il vient de traverser. Des personnalités telles que Freud, Wittgenstein ou Emil Cioran n’ont jamais caché leur admiration pour Weininger, saluant l'étrange génie qu’il était, en dépit de ses idées effroyables.
Souffrant manifestement de troubles psychologiques (d'une dépression avérée, pour le moins), il développe des théories qui ne sont alors pas condamnées comme aujourd'hui certes, mais qu'il défend avec une conviction déroutante prétendument scientifique.
Dans Le Temps, à l'occasion de la parution du livre Quelques Juifs d'André Spire, qui parle notamment d'Otto Weininger, le journaliste évoque avec émotion « la vie tourmentée de ce jeune juif viennois, mort à vingt-trois ans ». Il cite Spire, qui résume en ces termes la pensée maladivement misogyne de Weininger :
« Laissant de côté tout ce qui est physique ou biologie, et en ne considérant que les dons de l'esprit, le principe mâle, la masculinité, l'homme en un mot, est l'homme kantien, qui possède une intelligence infinie, intemporelle, inconditionnée, capable de pensée conceptuelle et claire, une volonté autonome.
Quant à la femme qui ne connaît le monde que sous forme de sensations indistinctes et n'obéit qu'à des impulsions, dominée par le milieu dans lequel elle plonge, elle reste soumise, comme toutes les créatures non raisonnables de la nature, à ces commandements extérieurs qui ordonnent aux êtres de se couvrir, de se nourrir, de se reproduire. »
Spire cite Otto Weininger lui-même, qui affirme à propos de la femme qu’elle « est autant amorale qu'alogique. Mais toute existence est existence morale et logique. Ainsi la femme n'a pas d'existence. » Voilà une assertion quasi mathématique, en somme.
En voulant prouver qu'en chaque être se côtoient une part féminine et une part masculine (dualité que l'on retrouve par ailleurs souvent et sous différents termes dans la philosophie à travers les âges), Otto Weininger finit par conclure que le but serait de supprimer en chacun la part féminine, laquelle représenterait selon lui, le mal.
Une fois l'infériorité de la femme établie, il déduit tout naturellement que le peuple juif est justement une communauté possédant toutes les qualités (ou en l’occurence, les défauts) associées au féminin.
Le Journal des débats politiques et littéraires se moque de ses théories pour le moins fumeuses :
« Juif de naissance, il déteste pourtant les Juifs autant qu'il abhorre les femmes. Il a donc tout simplement proclamé que la nation juive est le peuple féminin par excellence, et, à ce titre, le peuple néfaste dans l'histoire du monde. […]
Sa théorie, fondée sur une immense exagération de l’inégalité que l’évolution sociale et économique a marquée parmi nous entre les sexes, est aussi vieille que le monde, et reparaît dans presque toutes les doctrines mystiques conçues par des hommes.
Weininger la soutient au moyen d'arguments psychologiques qui indigneraient par leur insigne fausseté et leur haineux parti-pris, s'ils ne désarmaient le plus souvent par leur naïveté enfantine. […]
Au total, on trouvera dans ces pages un des monuments les plus curieux de la folie raisonnante, qui, à des degrés divers, ne tient que trop de place encore dans notre production contemporaine. »
D'aucuns auront vite fait le rapprochement entre la haine de soi d'un homme mettant toute son énergie intellectuelle à essayer de prouver la mauvaiseté du peuple auquel il appartient, et sa fin tragique.
Lorsque la nouvelle de son suicide arrive aux oreilles de la presse française, l'heure est pourtant plus à la compassion qu'au jugement d'idées, et partant, à la complaisance antisémite discrète mais assumée.
Ainsi dans le journal antisémite d’Édouard Drumont La Libre Parole, Sandoute plaint le « pauvre Weininger », cite son livre avec admiration en tenant pour acquis les pseudo-vérités racistes qui le minent, avant de conclure sur de suffisantes spéculations à propos de son suicide et lourdes de sous-entendus :
« Les journaux allemands ont annoncé, l'autre jour, le suicide d'un jeune écrivain viennois, le docteur Otto Weininger, auteur d'un gros livre sur le Sexe et le Caractère, qui paru l'automne dernier, a eu presque aussitôt une seconde édition.
J'ignore les motifs qui ont amené le docteur Weininger à se donner la mort ; mais je ne puis m'empêcher de croire que son suicide doit avoir eu, en partie, pour cause l'accueil fait, dans son entourage, à ce gros livre sur le Sexe et le Caractère, qui paraît bien avoir coûté des années de recherches et de méditations.
Car le pauvre Weininger, qui était lui-même un Juif – et qui d'ailleurs ne s'en cachait point – a consacré un des principaux chapitres de son livre à une analyse du caractère et de l'esprit juifs, qui dépasse certainement en sévérité tout ce qu'ont écrit sur le même sujet les Antisémites les plus passionnés. […]
Le Juif – toujours d'après Weininger – s'explique tout entier par ce “manque d’âme” qui lui constitue à la fois sa supériorité pratique et son infériorité morale sur l’Aryen. [...]
Et peut-être ce suicide a-t-il eu pour cause, comme je disais toute à l'heure, l'accueil fait au livre dans l'entourage de l'auteur – à moins encore d'admettre que celui-ci, après avoir aussi consciencieusement approfondi les qualités distinctives de sa race, se soit trouvé hors d'état de continuer davantage à en faire partie ?... »
Lorsque Weininger est de nouveau évoqué au cours des années 1920, dans le contexte de la montée de l'antisémitisme morbide de l'entre-deux-guerres, c'est désormais avec une certaine emphase dramatique, dans L’Intransigeant notamment, ou dans les lignes du journal des spectacles Comœdia :
« Ainsi se vengeait sur le “principe féminin” cette vaste intelligence enfermée dans un corps malingre et difforme. Juif pénétré de la supériorité de la race arienne, méprisant la sienne, il voulut donner un démenti au destin.
Il se tua. »
Tandis qu'un journaliste du journal de la communauté juive française, L'Univers israélite, s’indigne de cette réhabilitation :
« La lamentable histoire d'Otto Weininger, qui, voulant se soustraire au malheur d'être juif, finit par se suicider, après s'être fait baptiser.
Otto Weininger était un pauvre malade, un névrosé. Pourtant, on a beau compter parmi les normaux, on n'est pas fier d'appartenir au “peuple élu” à de certains moments : ces moments sont ceux surtout où l'on a la tristesse de voir agir certains juifs.
Il y a, je le sais, partout des coquins. Mais c'est parmi nous qu'on en rencontre une espèce particulièrement écœurante : le juif qui, pour se faire pardonner son origine, consent à calomnier publiquement les siens. »
Malade et névrosé : ce sera également le diagnostic de Sigmund Freud lui-même. Dans son essai Le Petit Hans paru en 1909, le théoricien de la psychanalyse écrira que « Weininger se trouvait, en tant que névrosé, entièrement sous la domination de complexes infantiles […]. Ici, la relation au complexe de castration est ce qui est commun au juif et à la femme. »