Les immigrés irlandais, mal-aimés de l'Angleterre
Fuyant leur pays occupé par les Anglais et touché par la famine, deux millions d'immigrés irlandais, au XIXe siècle, vont se réfugier en Amérique ou en Angleterre. Ils y seront souvent très mal perçus.
Occupée par l'Angleterre depuis le XVe siècle, l'Irlande du XIXe siècle est un pays exsangue. Au milieu des années 1840, une terrible famine s'abat sur le pays, faisant plus d'un million de morts. L'émigration irlandaise, déjà importante, devient alors massive : plus de deux millions d'Irlandais quittent le pays.
Leurs destinations : les États-Unis et le Canada, mais aussi, pour les plus pauvres, le tout proche Royaume-Uni. Là, ils vivent dans les pires quartiers des villes et peinent à trouver du travail. Lorsqu'ils y réussissent, ils deviennent dockers, manœuvres ou terrassiers.
Ils sont souvent méprisés par la population locale, qui les perçoit comme des barbares, des sous-hommes issus de la « race » celtique. Leur mode de vie fruste est régulièrement accusé de corrompre et d'abaisser la classe ouvrière anglo-saxonne.
Dans beaucoup de journaux britanniques, la Grande Famine est d'ailleurs perçue comme une punition divine contre « l'insouciance » des Irlandais, partisans de « l'erreur » catholique.
En 1845, Le Globe fait le compte-rendu d'un rapport sur la « situation des grandes villes et des districts populeux de l'Angleterre ». La question des Irlandais vivant à Londres et dans les autres cités anglaises est évoquée :
« Nous avons parlé de l’exiguïté des habitations de certaines classes ouvrières. C'est une des circonstances qui ont le plus frappé les commissaires de l’enquête.
Ils ont donc dû rechercher quelle était la catégorie d’ouvriers qui était plus particulièrement exposée aux influences meurtrières de l'encombrement dans ces habitations sans air et sans lumière, où l’on trouve souvent trois, quatre et même cinq individus dans le même lit...
Ce sont principalement des Irlandais, faisant le métier de manœuvres [...]. Souvent la chambre destinée à une famille ne renferme même pas de lit : les parents et les enfants couchent pêle-mêle sur le plancher.
Cependant ces ouvriers irlandais gagnent encore de 15 à 20 fr. par semaine, quelquefois leurs femmes vendent des légumes dans les rues, et les enfants mendient ordinairement. »
Dans les années 1840, l'Angleterre essaye de limiter cette arrivée massive d'immigrés, particulièrement à Liverpool, grande ville anglaise la plus proche des côtes d'Irlande, où leur nombre est considérable (40 000 d'après le journal).
« Ils arrivent sans aucune espèce de ressources à Liverpool, et la ville, pour s’en débarrasser, n’a d’autre moyen que de leur payer le passage pour Dublin. Le nombre de ceux qui sont ainsi renvoyés s’élève, en moyenne, à 6 000 par an.
Ces mêmes individus ont très souvent été expédiés pour l’Angleterre aux frais des municipalités irlandaises. »
Le rédacteur note également :
« Le préjugé national est toujours fort vivace contre les ouvriers irlandais, et, toutes choses d’ailleurs égales, un Anglais aura toujours la préférence [...].
Dans beaucoup de villes d’Angleterre, les Irlandais ne sont pas mieux traités que les Juifs, et ils ont de la peine à se faire admettre dans les chantiers et dans les ateliers. »
En 1852, un voyageur français évoque l'immigration irlandaise en Angleterre dans les colonnes de L'Industrie :
« Le 1er mai, j'étais en mer sur un grand trois-mâts américain, avec les côtes nues de l'Irlande en vue, un vent d'ouest abominable dans nos voiles, et à fond de cale deux cents immigrants irlandais. Tant que les côtes de leur triste patrie ont été en vue, ils sont restés accrochés aux cordages, à les regarder pour la dernière fois.
À entendre un Irlandais mort de faim, son pays est le paradis de la terre ; et les pommes de terres malades sont plus délicieuses que l'ananas.
Malgré ou à cause de ce noble amour de la patrie, l'Irlandais n'est pas aimé des Anglais, et encore moins des Américains ; du moins ces deux peuples ne l'aiment un peu que de loin : l'Anglais quand il émigre, et l'Américain quand il ne vient pas chez lui. »
Des troubles entre Irlandais immigrés et Anglais éclatent parfois, comme à Stockport, au sud de Manchester, en 1852. La Gazette du Languedoc raconte :
« 1er juillet. — Dernières nouvelles — Stockport, 11 heures et demie du soir. — Les troupes sont toujours sous les armes. Il y a encore eu plusieurs collisions dans les rues, entre Anglais et Irlandais. Des bandes organisées d’Anglais sont allées, pendant la nuit, détruire les portes et les meubles des maisons habitées par de pauvres catholiques Irlandais. Elles ont pu échapper aux poursuites de la police. »
Trois décennies plus tard, la situation n'a guère évolué. En 1886, à un autre voyageur français qui le questionne au sujet des Irlandais, un colon anglais répond, dans Les Annales politiques et littéraires :
« – Vous êtes Français, ajoutait-il, et vous vous laissez prendre aux belles phrases sur la solidarité des peuples, les devoirs de l'humanité. Croyez-moi, ne permettez jamais à un mendiant irlandais de s'approcher de vous. S'il ne vous vole pas, il vous jouera quelque mauvais tour, vous infectera de vermine, et, si vous lui tendez deux pence au lieu de les lui jeter, il vous touchera la main pour vous donner la gale. »
La presse française, majoritairement anglophobe et de culture catholique, prendra souvent la défense des Irlandais. Le même journal note ainsi, en 1886 encore :
« L'Irlandais, et l'on ne peut s'en convaincre qu'en le voyant dans son pays, l'Irlandais n'est pas, tant s'en faut, l'être brutal, sanguinaire, que nous dépeignent les journaux anglais, comiques ou autres ; c'est, au contraire, un homme doux, paisible, qui ne demande qu'à cultiver en repos cette terre d'Irlande, pour laquelle il a un si ardent amour ; il est intelligent, gai, avec une pointe de rêverie, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le sens droit et de savoir très bien ce qu'il veut.
[…] Je n'ai rencontré ce type bestial, à la physionomie sauvage, que nous montrent, chaque semaine, les recueils illustrés de Londres. J'en conclus que, au physique comme au moral, l'Irlandais des feuilles anglaises n'existe pas et que le bon public britannique est l'objet d'une immense mystification. »
En 1890, 40 % des personnes nées en Irlande vivaient à l'étranger. Aujourd'hui, quelque 80 à 100 millions de personnes à travers le monde, dont 36 millions aux États-Unis, déclarent avoir des origines irlandaises.