La dépopulation, petite histoire d'une grande peur française
Face à la baisse de sa natalité au cours du XIXe siècle, la France sombre dans l'angoisse d'une possible dépopulation. Face à ce qui est perçu comme un péril national, les « repopulateurs » tirent la sonnette d'alarme – quitte à jouer sur les peurs des citoyens.
À partir de 1870, la France, sous le coup de la sanglante défaite de Sedan, s’inquiète de voir le pays se dépeupler.
Une pratique alors très répandue dans toutes les classes sociales est pointée du doigt : la mise en nourrice, c'est-à-dire « l'allaitement des nouveaux-nés par une femme requise à cet effet ». Les nouveaux-nés sont en effet envoyés par milliers dans les campagnes où, faute d'une hygiène suffisante, beaucoup périssent.
En 1871, le grand quotidien populaire La Presse déplore ainsi que cette « industrie du nourrisson » ne soit pas encadrée :
« [L’industrie des nourissons] contribue d'une manière puissante à la dépopulation de la France, en occasionnant une mortalité énorme chez les nourrissons.
[Elle] n'est surveillée par personne ; elle produit des résultats désastreux. Dans ces contrées essentiellement agricoles, les femmes du peuple n'ont qu'une seule occupation, une seule industrie : elles sont nourrices. Après chaque grossesse, elles vont à Paris, chercher un ou plusieurs nourrissons. Aussi est-ce par milliers que se comptent les nouveau-nés qui sont victimes de cet horrible commerce.
Les femmes les plus malheureuses, celles qui n'ont aucune ressource pour vivre et pour faire vivre les enfants qu'on leur confie et qui, pour cette raison, ne peuvent avoir de nourrissons, prennent des enfants trouvés.
En voyant tous ces nouveau-nés ainsi répandus ou, pour mieux dire, ainsi abandonnés dans les campagnes, on serait tenté de croire que la société a quelque souci d'eux et qu'elle prend des mesures, sinon pour les protéger, du moins pour les empêcher de mourir. Il n'en est rien, dit M. le docteur Brochard. Aucune surveillance médicale ne s'exerce sur les nourrissons qui vivent dans les villages et la campagne. »
Tandis que la natalité française continue de baisser, la peur de la dépopulation culmine à la fin du XIXe siècle, sur fond d'affaires d'avortements de plus en plus fréquentes [lire notre article sur l'agence d'avortements des Batignolles].
Au sortir de la Grande Dépression, en 1896, l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française voit le jour. Créée sous l’égide du Dr Bertillon, démographe de tendance conservatrice, son objectif est « d’attirer l’attention de tous sur le danger que la dépopulation fait courir à la nation française ».
Nécessaire mais pas suffisant pour le quotidien de centre-gauche Le Radical, qui appelle à un véritable sursaut national :
« Le dernier recensement, – en montrant que la population de la France ne s'accroît pas dans la même proportion que celle de l'Allemagne et des autres nations de l'Europe – a inspiré à un groupe de bons citoyens l'idée d'une ligue contre la dépopulation de la France.
Les femmes françaises ne font plus assez d'enfants. La nouvelle ligue attribue cette stérilité volontaire à la gêne apportée dans les familles par l'excès de l'impôt. C'est rétrécir un peu la question.
L'avenir de la patrie mériterait en effet un effort plus général. Ce n'est pas avec des demi-mesures, mais avec le soulèvement de l'opinion et l'intervention de l'État qu'on pourra combattre le mal. [...]
Il est deux devoirs qu'il faut affirmer sans cesse :
L'allaitement de l'enfant, devoir de la mère ; l'aide à la mère pauvre, devoir de la nation. »
Au début du XXe siècle, avec la relative libération des mœurs durant la Belle Époque, l'angoisse de la dépopulation s'accroît encore.
Se faisant l'écho d'une préoccupation largement partagée au sein des milieux traditionalistes, le journal catholique L'Univers déplore en 1906 la « crise morale » que traverserait l'Occident et qui coïncide, selon lui, avec la baisse de la natalité :
« Il n'est pas nécessaire d'être un observateur très attentif ou très perspicace pour s'apercevoir que les idées morales subissent dans notre Occident, une crise redoutable. [...]
Si l'homme et la femme ne s'unissent que pour leur satisfaction personnelle [....], il est évident que la venue des enfants peut troubler l'homme et surtout la femme, dans leur désir éperdu de vivre pour leur propre compte. Ils revendiqueront dès lors le droit à la stérilité volontaire, du moins le droit à la restriction, le droit à l'avortement.
Tout cela a été fait, tout cela prime, tout cela se propage. S'il y a une ligue contre la dépopulation, il y en a une autre qui combat la repopulation. Elle a ses conférences, ses publications, elle distribue à domicile des brochures aux paysans et aux ouvriers. “Nos flancs sont à nous”, dit une de ces matrones. »
En 1911, le Dr Bertillon enfonce le clou avec la publication d'un ouvrage remarqué, La Dépopulation de la France, dont l’avant-propos est volontiers alarmiste :
« Un problème angoissant devrait seul occuper tout l’esprit des Français : “Comment empêcher la France de disparaître ? Comment maintenir sur terre la race française ?” »
Et le Dr Bertillon de dresser ce constat :
« ll y a cent ans que la natalité de la France diminue.
Sa population s'est accrue de plus en plus lentement.
Aujourd'hui elle est stationnaire; souvent même les décès l'emportent sur les naissances. »
En juillet 1913, pour la première fois, une loi sur l'assistance aux familles nombreuses est promulguée. Elle prévoit le versement d'une allocation à tout chef de famille d'au moins quatre enfants de moins de 13 ans et ne disposant pas de ressources suffisantes.
Mais c’est véritablement à partir de 1919, après la saignée démographique provoquée par la Grande Guerre, que les premières politiques natalistes seront votées et mises en place, avec en point d'orgue une mesure qui changera la vie de nombreuses familles : la création, en 1932, des premières caisses d'allocations familiales [lire notre article].
La natalité française augmentera nettement dès 1943, faisant disparaître cette peur d'une fantaisiste dépopulation. Ce bon des naissances, ou « baby-boom », s'étendra jusqu'au milieu des années 1970.