L'éther, drogue décadente et dévastatrice de la fin du XIXe siècle
Importée d'Irlande, la mode de la consommation d'éther atteint son paroxysme en France à la fin du XIXe siècle. Vite, la presse s'alarme des ravages qu'elle provoque.
En 1870, la presse française se fait l'écho d'une nouvelle pratique en vogue en Irlande : la consommation d'éther, alors fréquemment utilisé comme anesthésiant local au même titre que le chloroforme, à des fins récréatives. La consternation est générale parmi les journalistes.
« Jusqu’où cette rage de détruire sa raison et sa santé ira-t-elle ? » se désole au mois de mars Le Petit Marseillais, qui rapporte :
« Les buveurs d’éther sont nombreux en Irlande, surtout dans les comtés de Londonderry, d’Antrim et de Tyrono.
La quantité ordinaire d’éther prise à la fois est de deux à quatre drachmes et cette dose est répétée deux, trois et même quatre et six fois par jour.
Son insolubilité dans l’eau fait prendre l'éther pur, mais avec la précaution d'ingurgiter une gorgée d’eau avant et après. [...]
Suicidez-vous donc immédiatement et que tout soit fini, Messieurs ! »
De son côté, le très sérieux Bien public, affligé par cette pratique « qui montre jusqu'où peuvent aller les aberrations de notre nature », relaie les dernières informations dont on dispose alors en cette fin 1871 :
« Les habitants du sud de l’Irlande, [...] boiraient de l’éther exactement comme les purs Anglais boivent du gin. Cette passion pour l’éther ne remonterait pas à plus de cinq on six ans.
Les médecins qui ont observé les buveurs d’éther assurent que l’ivresse produite par ce liquide ressemble beaucoup à celle de l'alcool ; seulement l’intoxication est plus rapide. [...]
D’après le journal médical qui nous fournit ces renseignements, la consommation d’éther, en Irlande, croît de jour en jour. Une seule ville en a consommé, dans ces six dernières années, plus de quatre mille gallons. »
Loin de s'éteindre, en deux décennies, le phénomène a pris une certaine ampleur, aussi bien en Irlande que dans certains milieux citadins du continent.
En 1890, la très chauvine Gazette de France se limite cependant au territoire irlandais et raconte que dans certaines villes du sud du pays l’air serait « chargé de vapeur d’éther », détaillant ses effets ravageurs – en insistant abusivement sur certaines particularités qui seraient propres au peuple irlandais :
« L’éther est expédié comme médicament et échappe aux droits que payent les substances explosibles. Le prix, en gros, est de 80 centimes la livre de 454 grammes, de sorte que les marchands au détail font un bon profit en vendant pour un penny (10 centimes) les 10 à 15 grammes formant une dose ordinaire. [...]
À Draperstown et à Cookstown, l’air est chargé de vapeurs d’éther les jours de marché et cette même odeur se remarque constamment dans les wagons de 3ème classe du Derry Central Railway ; tout le monde, dans ce pays, boit de l’éther : hommes, femmes et enfants.
L’éther se boit, en général, pur, et la dose ordinaire est de 8 à 15 grammes, répétée souvent plusieurs fois de suite ; les débutants avalent de l’eau avant et après l’éther, mais les buveurs endurcis négligent cette précaution, qui a pour but de diminuer la sensation de brûlure dans l’estomac. La dose, du prix de 10 centimes, suffit dans beaucoup de cas pour produire l’ivresse.
Certains buveurs absorbent 150 grammes d’éther à la fois, et jusqu'à un demi-litre en plusieurs doses. L’ivresse survient rapidement et passe de même ; le premier symptôme est une excitation violente avec salivation profuse et éructations ; parfois, on observe des convulsions épileptiformes ; ensuite, quand la dose a été forte, survient une période de stupeur. [...]
Le buveur d’éther est querelleur, son état d’esprit ressemble à celui de certains hystériques ; il souffre de troubles gastriques et de prostration nerveuse, mais il n’est pas prouvé encore que l'éther produise dans les tissus des lésions permanentes semblables à celles de l’alcool. Le buveur d’éther devient esclave de sa passion comme le fumeur d’opium, et les guérisons sont exceptionnelles. »
Dans les années qui suivent, on note pour la première fois dans la presse une propagation de cette pratique dans les milieux artistiques et littéraires français.
En 1892, tandis que Maupassant vient d'être sujet à une « crise de fureur », la presse parisienne s’interroge quant à la consommation de « stimulants » chez les écrivains nationaux, telle La Petite République dans un article intitulé « La Folie littéraire » :
« L’écrivain abusait-il des toxiques ? [...]
L’aliénation mentale est héréditaire dans cette famille et il n’est pas étonnant que celui qui écrivit Le Horla en ait été atteint.
Mais certainement l’usage que M. de Maupassant faisait des stimulants en général et de l’éther en particulier, n’a pas été le moindre agent de l’attaque dont il souffre actuellement. [...]
S'il n’avait pas absorbé et inhalé à doses très fortes ce poison lent, peut-être aurait-il retardé cette issue fatale de dix, quinze ou vingt années. »
En 1893, c'est un chroniqueur de La Justice qui s’insurge contre « l’invasion » silencieuse de l’éther parmi les artistes fin-de-siècle, lançant un « cri d’alarme » et prenant lui aussi en exemple le cas de Maupassant – lequel mourra d'une crise de paralysie dans la clinique du docteur Blanche, à peine quelques jours plus tard :
« Tandis que les dangers de l'alcoolisme s'aggravent, tandis que médecins et moralistes conspuent à l'envi l'absinthe, le haschisch et la cocaïne, personne ne songe à dénoncer l'invasion d'un autre poison plus redoutable encore, l’éther, dont le pauvre Guy de Maupassant, dont les nouvelles sont de plus en plus mauvaises, a été une des plus lamentables victimes.
Depuis longtemps, certes, des centaines, des milliers de névrosés s'administrent l'éther à haute dose, et personne n'en a pris souci, mais aujourd'hui le mal étend tellement ses ravages qu'il est urgent de jeter le cri d'alarme. [...]
De l'Irlande, la contagion a gagné l'Angleterre, et c'est par douzaines que, dans les squares de Londres, se peuvent chaque matin glaner les flacons vides.
Hélas ! pourquoi ce déplorable vice a-t-il passé le détroit ? »
Au fil de la décennie, l'éther s'impose comme l'une des drogues les plus consommées dans les milieux interlopes français.
« On compte par centaines les gens qui s'abreuvent de grogs à l'éther presque chaque jour », s'inquiète le journal nationaliste Le Gaulois, qui s'interroge sur les germes de cette pratique :
« Les origines de ce singulier abus sont fort obscures. Les uns disent que les paysans irlandais ont commencé à boire l'éther vers 80, au temps où le Père Matthew prêchait la croisade contre l'alcool.
D'autres accusent les médecins d'avoir prescrit l'éther trop libéralement.
Enfin, la question de prix a son importance, surtout dans tes milieux populaires, car l'éther enivre plus facilement et coûte meilleur marché que l’alcool. »
Dans l’ambiance festive et libérée de la Belle Époque, dans « le monde où l’on s’amuse », un journaliste du conservateur La France recueille les confidences d’un buveur d’éther parisien afin d'en comprendre le succès… Et alerter au passage sur les effets de ce que l’on nomme désormais « l’éthéromanie » :
« Le buveur d'éther éprouve d'abord, une sensation d'allégement qui n'est pas sans quelque agrément, paraît-il. Son corps ne pèse plus. À chacun de ses mouvements, il lui semble faire un saut dans l'espace. D'une enjambée il croit atteindre le firmament. [...]
Mais à côté de ces sensations qui ont, dit-on, leur charme, il y a les terreurs, les folles terreurs. L'éthéromane vit un perpétuel conte d'Edgar Poe.
Son attitude est celle de la prière ; sa voix, d'un enfant, ses yeux, extraordinairement fixes dans une face décomposée. Il semble épier, redouter, attendre d'effroyables victimes. Les murs vous, semblent-ils, vivent en ce moment. Des rampements de spectres et des frôlements d'âmes. Ce sont des nuits de fièvre et d'épouvante. [...]
Bien peu résistent à l'éther. Le plus grand nombre de ceux qui s'y adonnent en sont bien vite les victimes. C'est la folie, la mort. L'éther, poison subtil et trompeur, a dit Houssaye, puisqu'il commence par donner les rêveries vraiment voluptueuses, les songes d'or des Hindous, toutes les hallucinations des buveurs d'opium, pour vous jeter ensuite au néant. »
La consommation d'éther commencera à faiblir dans les premières années du XXe siècle, supplantée par une autre drogue récréative : la cocaïne, introduite en France à des fins médicales en 1901, et qui ne tardera pas à s'imposer comme l'un des stupéfiants les plus répandus dans l'Hexagone.
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Pour en savoir plus :
Les Souvenirs d'un buveur d'éther, Jean Lorain, mémoires, via Gallimard.fr.
Les consommations populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle à travers les monographies de l'École de Le Play, via Persee.fr.
Le haschich entre l’Orient et l’Occident au XIXe siècle, Emmanuel Meunier, via Cairn.info.