Écho de presse

Les « hommes en cage » : à la rencontre des détenus français des années 1930

le 27/06/2021 par Marina Bellot
le 25/11/2018 par Marina Bellot - modifié le 27/06/2021
Illustration de l'enquête de Francis Carco publiée dans Le Petit Parisien le 16 juillet 1936 - source : RetroNews-BnF
Illustration de l'enquête de Francis Carco publiée dans Le Petit Parisien le 16 juillet 1936 - source : RetroNews-BnF

En 1936, l'écrivain et journaliste Francis Carco se lance dans un ambitieux projet : faire le tour des prisons françaises à la rencontre des « hommes en cage ». De son enquête, il rapportera la matière d'un récit poignant, publié par Le Petit Parisien.

Dans les années 1930, le grand reportage s'aventure dans les recoins sombres de la société, dans les replis secrets de l’âme humaine.

Albert Londres part pour le bagne, Joseph Kessel dans les bas fonds berlinois, tandis que Francis Carco, conteur des rues mal famées et auteur du roman Jésus-la-Caille, visite les prisons.

D’Ensisheim en Alsace, à Poissy près de Paris, en passant par Loos ou Nîmes, l'écrivain journaliste se lance en 1936 dans un tour des établissements pénitentiaires français, à la rencontre des «  hommes en cage », avec une question : de ces proscrits, de ces parias, est-il possible de refaire des hommes dignes de liberté et intégrés à la société ?

Carco, auteur de romans explorant les tréfonds de l'âme humaine, n’est pas un inconnu pour les lecteurs du Petit Parisien, qui vont se passionner pendant trois semaines pour sa grande enquête. 

Le 12 juillet, le quotidien annonce à ses lecteurs : 

« Des tristes bâtiments que l'on nomme, par un pudique euphémisme, “maisons centrale” ou “maisons d'arrêt”, le public ne connaît guère que les hautes murailles et les sombres portes. Francis Carco a pénétré à l'intérieur de ces murailles.

Il s'est fait ouvrir ces portes, il a vu les hommes en cage, ceux qui expient, ceux qui sont, de par la loi, retranchés de la société. 

Ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu, ce qu'il a conclu, il le raconte ici aux lecteurs du Petit Parisien, avec tout son talent, si humain, si sensible, en des lignes imprégnées de cette tendre et poignante mélancolie qui donne tant de charme à ses œuvres et que l'on retrouvera dans ce passionnant reportage. »

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Qui sont ces hommes en cage ? Qu’ont-ils fait pour atterrir entre les hauts murs de ces établissements pénitentiaires ?

Carco débute son enquête à Ensisheim, petit village de l'Est, où « le bruit de la rivière, les accords du trombone, la rumeur de kermesse qui s'échappait de la salle basse du caboulot contrastaient avec le silence de la maison de force et de correction ». Là, il fait la rencontre de plusieurs détenus, début d'une série d'entretiens inédits et poignants :

 « C'était un garçon jeune encore et robuste. On l'avait arrêté quatre ans auparavant à la suite de cambriolages qu'il effectuait masqué, avec des gants, des semelles de caoutchouc, un revolver. Condamné à huit ans, plus deux mois pour tentative d'évasion, m'apprit le fonctionnaire. Sa fiche mentionne : à surveiller. Particulièrement dangereux.

Et celui-ci ? dis-je en montrant un petit homme chafouin qui, de sa place, nous considérait sournoisement. C'est un banquier.

Et celui-là ? Un assassin. 

Nous nous arrêtâmes un instant devant le meurtrier.

Qui as-tu supprimé ? lui demandai-je.

Une femme.

Pourquoi ?

Une brusque fureur s'alluma dans son regard et je crus qu'il allait parler, mais il se ressaisît et se contenta de sourire d'un air de pitié, de dégoût. À voix basse, le directeur précisa : Elle le trompait. »

À Clairvaux, ancienne abbaye classée monument historique, Carco découvre le sort terrifiant des « gosses » condamnés à la prison pour des larcins dérisoires :

«​ Il n'y a pas longtemps encore, on punissait de cinq à dix ans de réclusion des gosses qui, pour avoir volé à l'étalage un pain, des fruits ou une boîte de sardines, méritaient tout au plus une correction.

Vous relèveriez dans les anciens registres d'écrou de la maison, me confia le directeur de Clairvaux, nombre d'enfants, dont les neuf dixièmes n'arrivaient pas au bout de leur peine. Le régime les minait. Ils devenaient phtisiques en quelques mois, s'éteignaient. Personne n'en parlait plus. »​

L’occasion pour l'écrivain d’évoquer sa propre enfance, d’où il tient cette profonde empathie pour les plus misérables :

« J'ai grandi tout enfant dans le voisinage d'un pénitencier, et rien ne m'est plus naturel, quand je le peux, que de franchir des grilles et d'aller à ces malheureux, quel que soit le forfait ou le crime qu’ils aient à expier.

Il me semble les retrouver, les reconnaître, ce sont les mêmes depuis toujours. Leurs fautes portent les mêmes noms : vols, viols, fraude, incendie, bagarres, assassinats.

Morne troupeau chargé de toutes les monstruosités et dont nous aurions pu faire partie. »​

De son enquête, Francis Carco rapporte une désillusion : l'incapacité de la justice à réintégrer ces hommes mis au ban de la société, dont le spectacle de l’avilissement cause à Carco un grand malaise.

« C'est l'heure de la promenade, me dit M. Meuvret. Chaque jour après le déjeuner, les prisonniers ont droit à trente minutes de marche. On les conduit dans les fossés. Souhaitez-vous les voir ? En contre-bas d'un pont [...], les détenus tournaient comme des ours au fond d'une fosse.

Un petit arbre grêle tendait les bras vers nous. Le long des murs, sur des bancs de bois, les dispensés par le docteur étaient assis et regardaient leurs camarades dérouler les anneaux d'une chaîne vivante qui revenait parfois en arrière, puis, se détendant tout à coup, s'étirait telle une molle chenille brune dans le médiocre espace où elle était parquée. Le bruit sourd des galoches martelait le sol et résonnait lugubrement. Les hommes se suivaient, tête basse, les yeux fixés sur les talons de celui qui les précédait. Ils avançaient en silence, attentifs au rythme scandé par les gardiens.

Que vous en semble ?  Ils prennent l'air, me dit M. Meuvret.

Je préférai ne pas exprimer mon avis. En effet, l’impression que me procurait ce spectacle m'affligeait au point que je me reprochai soudain d'y assister.

Il ne s'agissait pourtant que d'une simple promenade à laquelle la plupart de ces infortunés s'étaient pliés depuis longtemps, mais l'état d'abêtissement, de passivité qui se dégageait de leurs mornes attitudes me frappait d'une façon si pénible que j'en étais le premier offensé. »​

Au fil de ses rencontres avec les détenus et de ses discussions avec les directeurs des prisons qu'il visite, Carco acquiert une conviction :

« C'est souvent plus haineux, plus féroces, plus enracinés dans le mal que ces hommes sont rendus à la liberté. »

Car tous les directeurs de prison le reconnaissent : rien n'est alors mis en œuvre pour la réintégration du délinquant. Tout au plus les aumôniers catholiques ou protestants s'attèlent-ils à la rééducation morale des détenus, n'obtenant que de rares succès, comme l'explique le directeur de la prison de Poissy dans cette étonnante conversation :
 

« À Poissy, qui ressemble à un hôpital ou plutôt à une maison de retraite pour vieillards, tristement célèbre pour sa sévérité. [...]

Comprenez, spécifia [le directeur de la prison]. On m'envoie un type pour trois ou pour cinq mois. Si je le dresse tout de suite, il se tient tranquille et son temps s'accomplit sans embêtements pour lui ni pour moi. J'ai neuf cents bougres ici, certains pas très commodes. [...]

Les uns, dit-il, tentent un effort, essaient dignement d'expier, j'en connais. Les autres ? ma foi, c'est comme partout. On croit qu'ils se repentent, pensez-vous  !

Leur seule ambition est de se faire inscrire sur la liste du patronage le plus influent. Ou même, selon que le pasteur ou le curé s'occupe plus ou moins utilement d'eux, on les voit qui ne pensent qu'à changer de religion. Je possède ainsi, depuis peu, un très grand nombre de protestants. C'est vous dire si le pasteur se débrouille.

– Vous tolérez ces conversions ?

– Je les admets une fois. »

Comment sortir de ce cercle vicieux ? Est-il possible de « punir et réintégrer » ? Carco a tenté de trouver des réponses… En vain. 

Son reportage, témoignage puissant sur la politique carcérale française de l'entre-deux-guerres, sera publié sous forme de livre la même année aux éditions Albin Michel.

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Pour en savoir plus :

Histoire des prisons et de l’administration pénitentiaire française de l’Ancien Régime à nos jours, Christian Carlier, à lire en open edition.