Écho de presse

L'étrange prolifération des « clubs du suicide » aux XIXe et XXe siècles

le 08/04/2021 par Pierre Ancery
le 07/01/2019 par Pierre Ancery - modifié le 08/04/2021
« Le Suicidé », tableau d'Edouard Manet, entre 1877 et 1881 - source : WikiCommons
« Le Suicidé », tableau d'Edouard Manet, entre 1877 et 1881 - source : WikiCommons

Légende urbaine ou fait divers romancé, les lugubres « clubs de suicidés » étaient censés fournir à leurs membres la possibilité de mettre fin à leurs jours. La presse en a recensé en Allemagne, aux États-Unis ou encore au Japon.

Qu'est-ce qu'un « club du suicide » ? L'expression, née au XIXe siècle, désigne la réunion formelle et souvent secrète de plusieurs personnes partageant le même désir : celui de mettre fin à leurs jours. Chaque membre, sous le contrôle des autres, est ainsi censé se donner la mort, collectivement ou chacun son tour (dans un ordre parfois tiré au sort), jusqu'à ce qu'il ne reste aucun survivant.

 

Ces clubs ont-ils réellement existé ? Probable. Même si la presse, pour faire frissonner le public, en a sans doute largement amplifié l'importance et romancé le fonctionnement. Entre légende urbaine et fait divers, le motif du club du suicide (ou « club des suicides », voire « club des suicidés ») va en effet hanter les colonnes des journaux jusqu'au milieu du XXe siècle.

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Dès 1831, un rédacteur du Figaro évoque un de ses amis qui serait devenu membre d'un tel club en Prusse, et qui lui annonce par lettre qu'il va se brûler la cervelle le 28 mars de la même année :

« Il était du club des suicides. Qu'est-ce que ce club ? […]

 

Au bout de six mois d'admission, on était prié par le président de se brûler la cervelle, sur le vu de sa circulaire. Mais le président était obligé à son tour de subir le règlement. »

En 1860, Le Journal amusant reprendra l'anecdote, situant là encore le fameux « club » en Allemagne, mais sans donner aucune source :

« Werther le prouverait au besoin, le suicide est bien plus allemand que français ou anglais. En 1831, il existait encore un singulier club en Prusse : c'était le Club des suicides, dont chaque membre faisait serment de terminer sa vie après un nombre d'années déterminé.

 

Ils étaient douze ; et quoiqu'un de leurs statuts leur enjoignît de faire des prosélytes pour remplacer ceux dont le tour était venu de partir pour l'autre monde, le club a perdu son dernier membre, qui s'est brûlé la cervelle au mois de septembre 1831. »

À cause du célèbre roman Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, dans lequel le protagoniste met fin à ses jours par désespoir amoureux, le suicide apparaît alors comme une « spécialité » allemande. On raconte même que la publication de cette œuvre romantique en 1774 aurait provoqué la mort volontaire de nombreux lecteurs influençables...

Mais en 1873, lorsque La Presse reprend l'histoire du « club », le quotidien la localise cette fois dans l'« excentrique » Angleterre, en y ajoutant le détail macabre de la fève empoisonnée :

« On sait que les Anglais sont les gens les plus excentriques du monde. Vous allez en juger.

 

Il y a une trentaine d'années, plusieurs gentlemen fort riches, blasés sur tous les plaisirs, s'étaient laissé gagner par cette terrible maladie qu'on appelle le spleen. Très au fait des coutumes françaises, ils avaient innové une singulière distraction en organisant un cercle spécial que l'on appelait le Club des suicidés [...].

 

Le jour des Rois, selon l'usage français, tous les membres se réunissaient dans un splendide festin. Au dessert, on apportait une galette, on tirait les parts, et celui auquel échéait la fève était désigné par le sort pour mourir.

 

Il n'avait du reste, pour cela, qu'à manger la fève qui était empoisonnée. »

En 1878, l'écrivain écossais Robert Louis Stevenson, qui a sans doute entendu parler de ces récits, utilise l'idée dans un ensemble de trois nouvelles intitulé The Suicide Club. Elles paraissent traduites en feuilleton en France en 1888, dans Le Journal des débats littéraires :

Dans ces courtes histoires, l'auteur de L'Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde joue habilement avec la hantise très moderne de la dévaluation de l'existence dans les grandes métropoles. Le fameux « club » anglais, dont le principe est théoriquement de créer de la solidarité entre gentlemen, voit son rôle inversé puisque sa fonction est ici de « retirer » chacun de ses membres de la communauté humaine...

Le modèle va continuer de s'exporter, et à partir des années 1890, il semble que les clubs de suicidés deviennent typiques du Nouveau Monde. Ainsi Le Petit Parisien raconte-t-il en avril 1890 l'histoire du club de Bridgeport, dans le Connecticut :

« Les journaux américains annoncent que le nommé Wendell Baum, secrétaire du Club des Suicidés de Bridgeport, dans l’État de Connecticut, s'est suicidé le lundi de Pâques, conformément à un engagement qu'il avait pris.

 

Il y a quelques années, cinq habitants de Bridgeport décidèrent, dans un moment de mélancolie, de mettre fin à leurs jours, chacun à son tour, et selon les indications du sort, le lundi de Pâques. Ils se réunirent à des jours indiqués dans un local dénommé le “Suicide-Club”. L'engagement pris fut tenu, et le suicidé d'avant-hier est l'avant-dernier membre de ce club.

 

L'année prochaine, c'est au président, dernier survivant, qu'incombe l'obligation de se tuer. Il paraît que des paris considérables sont déjà engagés au sujet de cette exécution volontaire, qui sera peut-être empêchée par les autorités de Bridgeport. »

En 1892, La France évoque cette fois la mort de Mr Morris Allen Collins, le président du club des suicidés de Dallas (Texas), qui s'est « brûlé la cervelle à Chicago ». 

 

Face à cette prétendue prolifération outre-Atlantique, certains journaux français vont analyser le phénomène comme caractéristique de l'hyper-rationalisme du « monde pratique » américain. Les clubs du suicide deviennent une sorte d'envers morbide à la course effrénée au progrès qui se joue alors aux États-Unis.

 

Ainsi Émile Bergerat écrit-il dans un éditorial de 1895 paru dans Le Journal :

« Il y a des matins dans la vie où l'on ne se dégoûte pas trop de n'être que de la race latine. Ce matin même, je m'en suis consolé en lisant l'aimable histoire de ce jeune New-Yorkois [sic], membre du Club des Suicidés, qui, désigné à son tour par le sort pour rendre son âme avant l'heure au Créateur, s'est libéralement éparpillé dans les espaces [...].

 

Ce concitoyen de Franklin et de Washington, que dis-je ? d'Edison lui-même, était clubman dudit Club, dont le titre explique le but. Chaque année, sans doute, peut-être chaque mois, je l'ignore, on y tire, dans un chapeau ad hoc, le nom du membre qui doit, de ses propres mains, réintégrer le grand Tout [...].

 

On ne nous donne pas le nom, et c'est dommage, de l'élu de 1895. Mais l'Europe apprendra avec plaisir de l'Amérique, et l'Ancien monde du Nouveau, que le mode de désagrègement adopté par l'amateur est, pour cette année, l'asphyxie par le gaz. »

Jusqu'au milieu du XXe siècle, les clubs de suicides semblent se multiplier. Pas une année sans que l'expression ne réapparaisse dans la presse : dans sa version féminine, comme à New York en 1898, où est fondé un « club des suicidées ». Ou dans une variante estudiantine, comme en Autriche en 1930, où des écoliers forment une association à l'issue tragique, comme le note Le Petit Parisien : « L'écolier Herbert Ehremberg, âgé de quinze ans, qui avait reçu de mauvaises notes en classe, se tira une balle dans la tête pour obéir aux statuts du club. »

 

En avril 1912, un reporter russe assiste même à l'une de ces lugubres réunions pétersbourgeoises (qui a lieu en présence d'un portrait du philosophe pessimiste Schopenhauer). Pour Le Journal, qui traduit le reportage, c'est évidemment là l'expression de « l'extravagance sinistre » des Russes – cette même extravagance, note le quotidien, qui avait déjà causé la révolution de 1905 :

À la fin des années 1930, on recense des clubs du suicide jusqu'au Japon, pays du seppuku, le suicide ritualisé. Le Matin raconte en 1937 la découverte de l'un de ces cercles à Tokyo :

« La police a découvert l'existence d'un club du suicide. Sur le cadavre d'un certain Yoshio Fujita, garçon de magasin, on a trouvé un exemplaire des statuts de cette association dont l'un des articles comporte les stipulations suivantes :

 

–Les membres de ce club sont d'accord pour reconnaître les contingences malheureuses de l'existence. En conséquence, ils prennent l'engagement de se suicider pour quitter ce monde déraisonnable et chercher le bonheur dans l'autre. Il va sans dire que le secret le plus absolu devait être observé par les postulants sur l'existence de ce club. »

L'année suivante, la presse racontera le sort de Shuji Egawa, son président. Celui-ci, explique Le Journal des débats en mars 1938, « n'a pas eu de chance : il n'a pas eu besoin de se suicider. Il vient de mourir de la tuberculose. »

 

Les nouvelles de Stevenson, comme le motif du « club », inspireront à de multiples reprises le cinéma – par exemple avec le polar horrifique Suicide Club du Japonais Sono Sion, sorti en 2001.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Robert Louis Stevenson, Le Club du suicide (initialement paru dans le recueil Nouvelles mille et une nuits), Folio Gallimard, 2003

 

Daniel Salvatore Schiffer, Quatrième partie : Wilde et Baudelaire. Métaphysique du dandysme, in: Philosophie du dandysme, PUF, 2008

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Goethe
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