Les Compagnons du devoir, tradition séculaire à l'histoire mouvementée
« Bientôt il voulut en savoir plus sur son temps et sur son pays, que ce qu’il pouvait apprendre dans sa famille et dans son village. Il fut saisi à dix-sept ans de l’ardeur voyageuse qui, chaque année, enlève à leurs prénates de nombreuses phalanges de jeunes ouvriers pour les jeter dans la vie aventureuse, dans l’apprentissage ambulant qu’on appelle le tour de France. »
Dans Le Compagnon du Tour de France, paru en 1840, George Sand explore les rêves de fraternité et de solidarité du jeune menuisier et compagnon Pierre Huguenin. Ce roman qui porte jusque dans son titre le nom du compagnonnage atteste de la philosophie de ce système de transmission de savoirs et reflète sa forte présence culturelle dans la France du XIXe siècle.
La naissance du compagnonnage ? Aucune date formelle ne permet de dégager l’origine précise du mouvement, ses fondations étant à la fois multiples, diffuses et ancestrales. En revanche, dès 1776, dans la société de l’Ancien régime, La Gazette du commerce éclaire les rouages du compagnonnage qui repose alors sur un fonctionnement associatif très établi.
« C'est la division des Compagnons des divers métiers en Compagnons gaveaux ou gavots & en Compagnons du devoir. Le compagnonnage du devoir est une association entre les Ouvriers du même métier, dont on achète l'entrée par une somme convenue. Cette association a une face très bonne à considérer. Sa petite caisse est en partie dessinée à soulager ceux des Associés qui ne trouvent point d'ouvrage dans la Ville où ils arrivent, et à leur donner un petit viatique pour gagner une autre Ville où ils puissent être employés. »
Les piliers du compagnonnage : la transmission des connaissances d'un métier, la structuration de communautés, l’entraide, la protection. Quant au terme, il apparaît dans la langue française au début du XVIIIe siècle et signifie, étymologiquement, « celui qui partage le pain avec autrui ».
Décliné au singulier, il ne s’agit pourtant pas d’un mouvement unitaire. Les Compagnons sont historiquement divisés en trois mouvements : ceux du roi Salomon, ceux de Maître Jacques et enfin ceux du père Soubise.
Selon les sources compagnonniques les plus crédibles, les uns et les autres auraient été fondés à l’époque médiévale. Traduction concrètes de ces différentes allégeances : des rixes plus ou moins fréquentes entre les ouvriers issus des divers groupes.
La cause des divisions est aussi économique : chaque ordre cherche à s’assurer le monopole des embauches dans la ville où ils coexistent, afin de chasser le groupe rival. Il est vital pour eux de placer leurs aspirants et leurs compagnons chez les maîtres de chaque ville du Tour, mais ceux-ci ne sont pas suffisamment nombreux au regard de la quantité d’ouvriers. En 1776, La Gazette du commerce fait état de l’antagonisme entre ces ordres menant fréquemment à des « querelles ensanglantées » :
« Ce scandale est de tous les jours. Il y a douze ou quinze ans que cette division entre les Garçons Serruriers occasionna ici une forte sédition contre laquelle il fallut armer et dont les peines afflictives formèrent la catastrophe.
Ainsi donc la prudence et charité qui semblent avoir inspiré l'idée d'une association utile n'ont pas prévenu ou réprimé la barbarie qui frappe doublement les pauvres Compagnons que leur Indigence réduit au malheur de n'y pouvoir entrer en les privant de ses avantages et en les privant du droit et des moyens de travailler sans ses secours ;
car il n'y a point de milieu, ou payer ou être insulté, battu, chassé de Ville en Ville, manquer d'expérience et de pain, et finir presque toujours par se fixer dans quelque village où il n'est ni facile ni avantageux de se perfectionner dans son art. »
Le siècle suivant, dans les années 1820, le menuisier Agricol Perdiguier effectue le traditionnel tour de France des Compagnons, qui dure 52 mois. Il sera d’ailleurs le premier historien du compagnonnage français avant de devenir député. Lors de son tour de France, il est témoin de rixes entre compagnons. Conscient des dangers que représentent ces affrontements et de leur vanité, il les dénonce à travers ses écrits et en appelle à l'union des ouvriers. En 1839, il publie notamment Le Livre du Compagnonnage, puis Les Mémoires d’un compagnon en 1855.
Il rappelle à quel point son entreprise fut difficile :
« J’ai eu pourtant à soutenir une lutte difficile : j’étais le premier, le seul qui eût osé attaquer des choses barbares, absurdes, et presque sanctifiées par la tradition ; je devais naturellement remuer les passions et les préjugés, et provoquer une agitation immense.
Cela devait être, cela a été ; on verra dans la seconde partie de ce livre des lettres qui feront comprendre combien ma position était mauvaise, elle s’est, je dois le dire, beaucoup améliorée.
Bon nombre des Compagnons qui m’avaient combattu me donnent la main en ce moment, et nous ferons tant et tant, que le Compagnonnage rentrera dans une voie nouvelle et il devra son progrès aux compagnons eux-mêmes. »
En 1861, Agricol Perdiguier publie Question vitale sur le compagnonnage et la classe ouvrière, ponctué d’un appel final en faveur du développement et de la reconnaissance du compagnonnage que rapporte Le Siècle. Cet appel contient les axes fondateurs du compagnonnage : « fraternité », « unité » et « pensée d’avenir ». Ce texte prône également la « réciprocité » et la bienveillance dans l’enseignement des gestes ouvriers tout en faisant l’ode de l’ouverture et de la connaissance géographique et culturelle du pays. Les querelles entre les différentes fractions apparaissent en filigrane, sous le signe de l’encouragement à unir le compagnonnage en un seul élan confraternel :
« Le compagnonnage excite au travail, à l'étude, à la propreté, à la bienfaisance, à la reconnaissance, et, régénéré, agrandi, retrempé dans l'esprit religieux et philosophique, qui peut calculer tout le bien que nous devons en attendre dans un avenir peu reculé !
Jeunes ouvriers, allez voyager ! L'amitié, la sympathie vous attendent de toutes parts ! Plus d'ennemis sur le tour de France, mais des amis partout, dont la main pressera votre main. Allez ! allez ! et montrez du cœur. [...]
Mettez de côté tout système de contention, de critique, de dénigrement, de sourire affecté, tout ce qui est puéril, tout ce qui est mesquin, tout ce qui porte le cachet de l'esprit de secte, et est par conséquent indigne d'un homme éclairé, d'un vrai compagnon du dix-neuvième siècle. Examinez mes propositions, mes idées, avec votre conscience, avec le regard d'un enfant de Dieu, avec le cœur d'un citoyen. Gardez-vous de céder à tout préjugé, à toute fâcheuse excitation.
Lorsque nous sommes inspirés par de hautes pensées, lorsque notre âme a parlé, inspirez-vous de même et que votre âme nous réponde. »
Mais le XIXe siècle est également synonyme pour les compagnonnages d’interdictions, de concurrences, d’évolutions, d’adaptations, de remises en question, parfois même de surveillances policières dues à leurs impolications dans divers mouvements de grève. Ainsi, en ce début de Second Empire, cet arrêté de 1854 pris par la mairie de Saint Etienne rapporté par Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire :
« Tout individu qui sans la permission de l'autorité municipale, aura accordé ou consenti “l'usage de sa maison ou de son appartement”, en tout ou en partie, pour la réunion des membres d'une association même autorisée, ou pour l’exercice d'un culte, sera puni d'une amende de 16 à 200 francs.
Considérant que les rivalités violentes qui existent entre les ouvriers appartenant aux diverses sectes du compagnonnage, ont trop souvent occasionné des rixes sanglantes ; qu'à Saint-Etienne, et dans le courant de l’année 1853, deux meurtres et un plus grand nombre de blessures graves en ont été la suite ; qu'il est du devoir de l’autorité locale de s'opposer par tous les moyens en son pouvoir aux actes et manifestations de nature à préparer ou provoquer de semblables crimes. »
Jusqu’à l’autorisation de l’existence des syndicats en vertu de la loi Waldeck-Rousseau de 1884, les compagnonnages demeurent le premier organe de défense des ouvriers. En parallèle, de nombreux corps de métiers qui n’appartiennent pas aux compagnonnages vont emprunter et adopter les formes et les modèles compagnonniques, entraînant de nouvelles scissions et de nouveaux conflits. Mais son histoire mouvementée n’a pas eu raison de de ce singulier système de transmission.
Depuis 2010, le compagnonnage est au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
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Pour en savoir plus :
Bernard de Castéra, Le Compagnonnage, coll. Que Sais-Je, PUF, 2012
Jean Cavignac, « Les Compagnons du devoir dans les luttes ouvrières au XVIIIe siècle, l'exemple de Bordeaux », in: Bibliothèque de l'école des chartes, 1981