1949 : « Le Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir fait scandale
Lors de sa parution, le célèbre essai féministe de Simone de Beauvoir est attaqué de toutes parts, à gauche comme à droite. Seules quelques voix, comme Colette Audry dans Combat ou Maurice Nadeau dans Le Mercure de France, vont prendre la défense du futur classique.
Considéré aujourd'hui comme une œuvre fondatrice, l'essai Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1908-1986) a déchaîné les passions lors de sa publication chez Gallimard en 1949. Il faut dire que l'ouvrage, paru en deux tomes, offre un contenu révolutionnaire pour l'époque – et pour beaucoup, difficile à entendre.
« Nous essaierons de montrer [...] comment la "réalité féminine" s'est constituée, pourquoi la femme a été définie comme l'Autre et quelles en ont été les conséquences du point de vue des hommes. Alors nous décrirons du point de vue des femmes le monde tel qu'il leur est proposé ; et nous pourrons comprendre à quelles difficultés elles se heurtent au moment où, essayant de s'évader de la sphère qui leur a été jusqu'à présent assignée, elles prétendent participer au mitsein humain », écrit Simone de Beauvoir pour définir son projet.
Analyse érudite et exhaustive des mécanismes de domination exercés par l'homme sur le « sexe faible », mais aussi plaidoyer pour la libération des mœurs et l'égalité des sexes, Le Deuxième sexe s'inscrit à la fois dans le courant existentialiste (dont le fer de lance est Jean-Paul Sartre) et celui de la phénoménologie.
Dans le premier tome du livre, dont des extraits paraissent dès 1948 dans la revue Les Temps modernes, Beauvoir dissèque la misogynie de certains écrivains célèbres, tels Henry de Montherlant, François Mauriac ou Paul Claudel. Les premières critiques, d'une rare violence, viendront de ce côté-là : ami de Montherlant, l'écrivain « hussard » Roger Nimier attaquera Simone de Beauvoir, tout comme le catholique Mauriac, qui écrit dans Le Figaro en mai 1948 :
« Nous avons littérairement atteint les limites de l’abject […]. Voilà, peut-être le moment de la dernière nausée, celle qui délivre. »
La droite catholique, en effet, ne ménage pas Beauvoir. En cause, ses attaques contre le mariage et la maternité, et ses pages extrêmement crues sur la sexualité (le Vatican mettra le livre à l'index en 1956 !). Mais la gauche, en particulier communiste, n'est pas en reste.
Dans l'hebdomadaire communiste Les Lettres françaises, qui reproche à la philosophe de proposer une vision bourgeoise et individualiste de l'émancipation féminine, Marie-Louise Barron écrit que Le Deuxième sexe obtiendrait « un franc succès de rigolade » parmi les ouvrières de Boulogne-Billancourt. Albert Camus accusera quant à lui Beauvoir d'avoir ridiculisé le « mâle français ».
Pourtant, au milieu de ce déchaînement de critiques hostiles, quelques voix vont défendre le livre. En décembre 1949, dans le journal Combat, l'écrivaine Colette Audry écrit ainsi un article démontrant sa profonde compréhension de l'ouvrage de Beauvoir :
« Les uns l’accueillent comme une offense personnelle, les autres comme un message de délivrance ; et alors que l’auteur se défend d’avoir voulu faire autre chose qu’une mise au point raisonnable, ses critiques dénoncent tour à tour dans ce livre un acte de révolte, un pamphlet, un pédant traité, un ouvrage pornographique. La conséquence, c’est qu’on chercherait vainement dans cette masse d’articles un véritable débat […].
Mais pareilles réactions ne trompent pas : elles signifient que l’ouvrage est d’une actualité brûlante, en ce sens que traitant d’un vaste sujet historique et social, il met en question pour chaque lecteur ou lectrice sa propre vie personnelle quotidienne, ses rapports les plus étroits avec son entourage et l’idée qu’il se fait de lui-même. Mise en question éminemment inconfortable et que chacun s’évertue à éluder.
Il y a ceux qui ne comprennent rien. Simone de Beauvoir consacre des pages et des pages à démontrer que le concept de féminité est comparable aux auberges espagnoles ou l’on ne trouve que ce que l’on apporte. Sans même examiner si elle a tort ou raison, M. de Las Vergnas proclame qu’une femme ne peut avoir de chances d’émouvoir “que si, traitant de la femme, elle en parle en femme” et ressuscite ainsi en un clin d’œil l’éternel féminin à la deuxième puissance.
Simone de Beauvoir pense que la femme est “mystérieuse comme tout le monde”, mais pas plus. Le refus de ce “plus” consterne les lecteurs. Si la femme cesse d’être plus mystérieuse que tout le monde, comme l’amour va paraître fade ! On nous avait déjà menacés de ce malheur pour le vote des femmes, les cheveux coupés, les robes courtes, les pantalons longs, etc. [...]
À noter, d’autre part, qu’aucun des hommes que ce livre réjouit ou scandalise, qu’aucun de ceux qui s'étonnent [...] que de nos jours encore la femme puisse se plaindre d’un certain asservissement, ne paraît s’être demandé sérieusement une seule fois : “Que dirais-je, qu’éprouverais-je si l'on m'annonçait que je vais être changé en femme ?”
La chose est pour eux du domaine de l’impensable, et ceci en dit long. »
Dans un article paru dans la prestigieuse revue Le Mercure de France, l'écrivain et éditeur Maurice Nadeau prend lui aussi la défense du Deuxième sexe, dont il résume la visée émancipatrice pour les deux sexes :
« Mme de Beauvoir venait à peine de publier quelques fragments de son Deuxième Sexe dans les Temps Modernes qu’on prenait déjà le parti de s’indigner ou d'ironiser. Au nom des convenances, des bonnes mœurs, voire de la littérature, son dessein a tour à tour été jugé scandaleux ou incongru, et parmi ceux qui n’en contestaient pas la légitimité, quelques-uns n’ont pu se délivrer tout à fait d’un certain malaise à voir une femme, fût-elle philosophe, parler ouvertement des “choses du sexe”.
On voulait croire de sa part à de la naïveté ou à une inconsciente témérité. En fait, elle a écrit un livre courageux et lucide dont ses adversaires mêmes tireront profit. Pour la première fois, s’évadant de la confession, du roman, du témoignage de pure revendication, une femme brosse de la condition de la femme un tableau complet, vivant et qui vise à l’impartialité.
D’abord, qu’est-ce que la femme ? À cette question répondent dix définitions que l’auteur rejette l’une après l’autre. Elle n’est pas plus “une matrice” qu’un ange descendu du ciel, elle ne participe pas de quelque mystérieuse essence appelée “féminité” ou “éternel féminin” (existe-t-il par comparaison un “éternel masculin ?”), elle n’est pas même ce qu’elle s’efforce de devenir : un “être humain”.
La définissant en termes d’école, Simone de Beauvoir la pose comme “l’Autre” : “Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre.”
Autrement dit, dans une société régentée par le mâle et fonctionnant à son profit, elle constitue une catégorie étrangère et vassale au même titre que “les Juifs pour l’antisémite, les Noirs pour les racistes américains, les indigènes pour les colons, les prolétaires pour les classes possédantes” [...].
On pouvait rêver d'un autre travail, fondé, par exemple, sur l’enquête et la statistique, sur la description concrète de la condition féminine en divers temps et divers types de sociétés ; on peut regretter le tour professoral et superficiel que prend parfois celui-ci, il n’en est pas moins hautement valable, et précieux en raison même des qualités de ses défauts : l’ampleur, l’ordre et la clarté, le mouvement que lui communique une pensée marchant allègrement vers son but [...].
Elle a écrit une vivante encyclopédie de la femme, que, pour mieux se connaître devraient lire toutes les femmes, que pour mieux connaître celles-ci, devraient lire tous les hommes. Ils y perdraient au profit d’un comportement humain les fantasmes, les superstitions, les fantasmagories, les imaginations entretenues par le souvenir des “victoires” ou des “échecs” amoureux, les complaisances ou les terreurs alimentées par les complexes que, dans ces difficiles rapports de sexe à sexe, nous nourrissons tous plus ou moins.
La vie serait-elle dépoétisée, l’amour perdrait-il toute saveur, et le plaisir que procure la satisfaction des perversions serait-il à jamais aboli ? Cela est moins sûr que l’allégement certain pour les uns et les autres de la somme d’incompréhensions, de malheurs et de drames dont s’alourdissent les rapports sexuels dans nos civilisations [...].
“Dans les deux sexes, écrit Simone de Beauvoir, se joue le même drame de la chair et de l’esprit, de la finitude et de la transcendance ; les deux sont rongés par le temps, guettés par la mort, ils ont un même essentiel besoin de l’un et de l’autre et ils peuvent tirer de leur liberté la même gloire ; s’ils savaient la goûter, ils ne seraient plus tentés de se disputer de fallacieux privilèges et la fraternité pourrait alors naître entre eux.” »
Dans le troisième tome de son autobiographie, La Force des choses, Simone de Beauvoir résumera ainsi les réactions déclenchées par la parution du Deuxième sexe :
« Insatisfaite, glacée, priapique, nymphomane, lesbienne, cent fois avortée, je fus tout, et même mère clandestine. On m'offrait de me guérir de ma frigidité, d'assouvir mes appétits de goule, on me promettait des révélations, en termes orduriers, mais au nom du vrai, du beau, du bien, de la santé et même de la poésie, indignement saccagés par moi. »
Le livre rencontrera toutefois un immense succès, en France où 22 000 exemplaires furent vendus dès la première semaine de parution, puis dans le monde entier. Aux États-Unis en particulier, Le Deuxième sexe a été à partir de sa traduction en 1953 la source d'inspiration d'une multitude de travaux sur la question du genre.
Constamment réédité, il est probablement l'ouvrage féministe le plus influent de tout le XXe siècle.
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Pour en savoir plus :
Ingrid Galster, Simone de Beauvoir : Le Deuxième Sexe. Le livre fondateur du féminisme moderne en situation, Éditions Champion, 2004
Eliane Lecarme-Tabone, « Le Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir, Gallimard, 2008
Sylvie Chaperon, Les Années Beauvoir, Fayard, 2000