La Morgue de Paris, « musée des suicidés et des assassinés »
Pendant des siècles, lorsqu’une personne était retrouvée morte en dehors de son domicile et qu’il était impossible de l’identifier, sa dépouille était entreposée à la vue du public dans une petite pièce à l’entrée des prisons. Cette salle portait le nom de « morgue », qui signifie « visage », puisqu’on pouvait venir y jeter un œil pour tenter de reconnaître, dans le meilleur des cas grâce à son visage, le corps d’un proche disparu.
À Paris, l’exposition des cadavres en attente d’identification s’est tenue dans la basse geôle de la prison du Grand-Châtelet jusqu’en 1804, puis fut transférée quai du Marché-Neuf sur l’île de la Cité.
Enfin en 1864, cet endroit lugubre fut déplacé sur le quai de l’Archevêché, derrière Notre-Dame. Il s’agit alors d’un « pavillon percé de trois grandes portes en arcades, par lesquelles, après avoir gravi quelques marches, on entre dans la salle d’exposition, séparée en deux parties par d’immenses glaces derrières lesquelles sont les cadavres, étendus sur douze dalles mobiles » selon ce que rapporte le journal L’Univers illustré.
Avant les années 1880 et l’installation d’appareils frigorifiques permettant une meilleure conservation des corps, ceux-ci étaient exposés entièrement nus ; un robinet placé au-dessus de leur tête répandait de l’eau fraîche sur les cadavres afin de ralentir leur putréfaction.
Selon le témoignage d’un rédacteur du journal La Lanterne en 1878, la Morgue de Paris n’est autre qu’une « funèbre maison dont les dalles, si elles pouvaient parler, raconteraient tant d’horribles choses, dont les registres sont en quelque sorte les annales mêmes du crime et de la misère à Paris ».
Pourtant une foule de Parisiens s’y presse chaque jour, sans redouter les longues files d’attente. Parmi les visiteurs, beaucoup de femmes et de jeunes enfants. Le même rédacteur raconte ainsi y avoir vu « des filles de seize ans faire queue pendant de longues heures pour arriver à pénétrer dans la Morgue et quand elles arrivaient enfin devant cette horrible vitrine, leurs yeux semblaient dévorer ce hideux spectacle de cadavres verdâtres et grimaçants. »
En effet, déambuler le long des vitrines macabres de la Morgue de Paris est alors une véritable attraction touristique, une distraction d’ailleurs signalée dans les guides de voyages destinés aux étrangers visitant Paris.
On peine à imaginer l’ambiance qui régnait dans les lieux, mais le journal Les Annales politiques et littéraires nous en rapporte un singulier témoignage :
« Le vieux monsieur regardait les cadavres, puis les jolies filles, et semblait confus de n’avoir perpétré encore la moindre plaisanterie, de quoi divertir ces couturières.
Mais, en revanche, les ouvriers tenaient le succès. Très forts en argot, ils se communiquaient, avec un sérieux tragi-comique, leurs impressions sur les “macchabées” couchés sur les dalles ; sur celui qui avait fait son paquet (il avait un énorme ventre ballonné) ; sur celui qui avait cassé sa pipe (le tuyau sortait de son veston) ; sur celui qui avait passé l’arme à gauche (le bras gauche était raidi en l’air), etc.
Si spirituels étaient ces ouvriers que les filles pouffaient de rire ; et l’une d’elles, non la moins gracieuse, blonde comme le temps qu’il faisait, il était midi, piquait des frites dans un cornet à deux sous, avec des gestes de petite reine gourmande de pralines. Oui, ici, celle-là déjeunait ! »
Dans le cadre de faits divers largement relayés dans les journaux et ayant suscité l’émoi du public, certains corps exposés attirent une foule si nombreuse que la police doit intervenir pour empêcher les curieux de se ruer à l’intérieur de la Morgue.
Ce fut notamment le cas du cadavre d’une fillette de quatre ou cinq ans retrouvée morte rue du Vert-Bois. La Une du journal L’Univers illustré rapporte ainsi, en août 1886, des images de l’exposition du « petit cadavre » et immortalise le visage de l’enfant – que personne n’a finalement réussi à identifier.
En 1892, la sombre affaire de la « femme découpée en morceaux » attire encore de nombreux curieux. Le journal L’Intransigeant, après une visite à la Morgue, restitue pour ses lecteurs la vue des douze parties du corps de la jeune femme retrouvées par la police et exposées au public.
Ces macabres mises en scène de corps permettent toutefois d’élucider de nombreux crimes et de punir leurs auteurs. Grâce à l’exposition des corps non identifiés, à la fin du XIXe siècle « neuf cadavres sur dix sont reconnus par les familles, tandis qu’en 1830 c’est à peine si l’on parvenait à retrouver l’identité de quatre sur dix », selon le journal La Lanterne.
Malgré l’engouement populaire, nombreux sont ceux qui s’insurgent contre l’accès de la Morgue au public, arguant que ces expositions de cadavres sont malsaines et développeraient l’insensibilité et la cruauté des jeunes esprits. Cette pratique prend effectivement fin en mars 1907 sur un décret du préfet de police Lépine considérant l’interdiction d’accès aux cadavres comme une mesure d’« hygiénisme moral ».
En 1914 est alors construit l’actuel Institut médico-légal de Paris, situé sur le quai de la Rapée.