Un salaire à soi : lorsque les femmes mariées ont eu le droit de profiter de leurs revenus
Le 13 juillet 1907, les femmes mariées obtiennent le droit de dépenser à leur guise les fruits de leur travail. Cependant, de nombreuses conditions viennent nuancer la portée émancipatrice de cette nouvelle loi.
« Art. 1. Sous tous les régimes, et à peine de nullité de toute clause contraire portée au contrat de mariage, la femme a, sur les produits de son travail personnel et les économies en provenant, les mêmes droits d’administration que l’article 1 449 du Code civil donne à la femme séparée de biens.
Elle peut en faire emploi en acquisitions de valeurs mobilières ou immobilières.
Elle peut, sans l’autorisation de son mari, aliéner, à titre onéreux, les biens ainsi acquis. »
Le 13 juillet 1907, l’Assemblée nationale vote la loi sur « le libre salaire de la femme mariée et contribution des époux aux charges du ménage » qui permet aux épouses de toucher directement leur salaire, celui-ci n’étant plus automatiquement versé à leur époux.
Désormais la femme peut, sans l'autorisation de son mari, utiliser à son gré les économies provenant du produit de son travail personnel. Elle peut également poursuivre en justice quiconque s’opposerait aux droits qui lui sont reconnus par la loi nouvelle.
Une liberté qui placerait ainsi la femme sur un « pied complet d’égalité » avec son mari selon Le Grand National.
« Bref, la femme a un pouvoir très grand ; elle fait de ses gains ce qu'elle veut, les place comme elle l’entend : elle est maitresse de son salaire comme son mari est maître du sien.
Les deux époux sont placés à l’égard de leurs économies et des produits de leur travail, sur un pied complet d’égalité. »
Pour les républicains radicaux de La Lanterne, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une mesure de progrès social qui répare les injustices du passé.
« Mais n'est-il pas de toute justice que la femme qui travaille puisse gérer, au mieux des intérêts de la communauté, l'argent qu'elle a péniblement gagné ?
N'était-il pas odieux de la forcer à livrer le prix de son salaire à un mari ivrogne ou joueur, qui s'en allait ensuite le dépenser au cabaret ou au cercle ?
La loi nouvelle, réalise un très réel progrès social dont il convient de se féliciter. »
Même une partie de la presse royaliste y voit une avancée : en attendant que soit réglé le problème des mœurs nécessairement dissolues des ouvriers, il s'agit déjà de protéger leurs épouses.
« Évidemment la question ne se poserait pas si les préceptes de la morale catholique étaient observés dans les intérieurs ouvriers.
Travailler à les y faire pénétrer, combattre d’autre part l’alcoolisme, voilà à coup sûr le premier et le meilleur moyen de protéger la femme contre l'inconduite du mari. Mais c’est là une œuvre de longue haleine et il faudra de nombreuses années avant que cet apostolat ait porté ses fruits.
En attendant qu’une réforme aussi complète de nos mœurs soit accomplie, on a pensé qu’il fallait assurer à la femme la libre disposition de son salaire et des produits de son travail. »
Un réel progrès pour les femmes certes, mais les restrictions arrivent dès l’article 2 de la loi. En effet, il serait dangereux de laisser à ces citoyennes de seconde zone (qui n’ont alors pas le droit de vote) la totale liberté d’user de leurs revenus : elles risqueraient d’en mésuser au détriment de leur foyer.
« En cas d'abus par la femme des pouvoirs qui lui sont conférés dans l'intérêt du ménage, notamment en cas de dissipation, d'imprudence ou de mauvaise gestion, le mari pourra en faire prononcer le retrait, soit en tout soit en partie, par le tribunal civil du domicile des époux, statuant en chambre du conseil, en présence de la femme, ou elle dûment appelée, le ministère public entendu. »
Un article 2 dicté uniquement par la volonté de préserver les femmes de leur inconduite, comme le souligne sans la moindre ironie le pourtant progressiste Progrès de la Somme :
« Le législateur a bien voulu vous émanciper, mais, et ne lui reprochez pas, il a cru sage de vous protéger un peu contre vous-même. »
Car, le rappelle Le Courrier de Saône-et-Loire, ces pauvres femmes risqueraient, n’est-ce pas, de dilapider l’argent du ménage en achats inutiles.
« Mais, ne croyez pas, mesdames, que tout ce que vous gagnerez pourra passer en bibelots.
La loi vous oblige à partager, dans la mesure de vos moyens, les charges du ménage ; mais, par réciprocité, elle vous permet de saisir et de toucher, pour les besoins du ménage, une partie des appointements de votre époux. »
Un grand pouvoir impliquant de grandes responsabilités, il serait souhaitable que les femmes soient désormais formées à la bonne tenue de leur ménage.
« Une pareille loi appelle un complément par le rôle prépondérant qu’elle donne à la femme pour la bonne conduite du ménage, elle lui suppose et elle exige d’elle des qualités de ménagère accomplie.
Pour produire tous les effets qu'on en attend, il faut que la femme soit une épouse modèle, sobre, honnête, travailleuse.
Rien n'est donc plus à souhaiter que de voir développer à l’école et après l’école l’enseignement ménager qui préparera les futures épouses à leur mission légale et sociale à la fois. »
En fait, pour le journal de gauche et anticlérical L'Action, cette loi ne résout rien. Il faudrait s’attaquer à un principe fondamentalement inégal du droit français : celui qui régit le statut de la femme mariée.
« Que ne va-t-on jusqu’au bout de la réforme ? Que n’abolit-on, comme l’a fait le Comité de réforme du mariage, cet odieux principe romain ?
“L’égalité civile des deux sexes, a écrit Me Henri CouIon, constitue un principe fondamental de droit moderne.”
Le contraste entre l’incapacité de la femme mariée et la capacité de la femme libre forme l’un des traits les plus caractéristiques de notre législation ; c’est un de ces cas remarquables d’application de l’idée dominante dont les rédacteurs du côte civil ont tiré l’organisation du mariage et de la famille. L’esprit qui a présidé à la rédaction des lois du Consulat et de l’Empire n’était plus l’esprit de liberté qui avait animé d’une ardeur si généreuse les premières années de la Révolution.
La femme, “de nature différente et même inverse, mais de valeur équivalente” à celle de l’homme, selon l'heureuse et définitive formule d’Izoulet, ne peut plus, ne doit plus être traitée en incapable. »
Il faudra attendre cinquante-huit ans jour pour jour pour que le 13 juillet 1965 soit promulguée la loi permettant aux Françaises d’exercer une profession et d’ouvrir un compte en banque sans la nécessiter de demander le consentement de leur époux.
–
Pour en savoir plus :
Florence Rochefort, « À propos de la libre-disposition du salaire de la femme mariée, les ambiguïtés d’une loi (1907) », in: Clio, 1998
Annie Battle, Les femmes valent-elles moins cher que les hommes ?. Sur les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes, Égale à Égal, Belin, 2014