Stakhanov, création d’un « héros du travail » bolchévique
En 1935, Alexeï Stakhanov, mineur du Donbass, extrait quatorze fois (!) plus de charbon que le quota fixé. L’URSS stalinien invente dès lors le concept de stakhanovisme, en vue d’accroître la productivité des travailleurs soviétiques et leur apporter un « avenir radieux »…
A l’automne 1935, les exploits d’un mineur soviétique de la ville de Kadiîvka (Kadievka) dans le Donbass (Ukraine) font bruisser les rédactions parisiennes. Alexeï Stakhanov, ouvrier perforateur de la mine de Tsentralnaïa-Irmino a extrait en moins de 6 heures 102 tonnes de charbon, au lieu des 7 tonnes requises. Pour parvenir à ce résultat, Stakhanov a proposé de réorganiser le travail dans la mine : jusqu’à présent le mineur, allongé sur le dos ou sur le côté, faisait tout à la fois le travail de boisement (l’étayage du boyau), l’extraction avec un piolet ou une perceuse minière et le chargement dans le wagonnet tiré par un poney.
Dans un reportage panégyrique sorti quelques semaines après l’exploit, L’Humanité loue le « cerveau ouvrier plein de bon sens » qui redistribue les tâches :
« Je taille pendant trois heures et je boise pendant trois heures. Durant ces trois heures, notre si coûteux marteau-piqueur, notre bon 0. M. 5 de Leningrad, reste sans travail sur une poutre.
Ne pourrait-on pas organiser le travail de telle sorte que l'un taille pendant six heures et qu'un autre boise sans cesse derrière lui ? »
Le responsable de la mine, d’abord réticent, accepte finalement de tenter l’expérience, après tout l’exploitation dont il a la charge connaît l’un des pires rendements de la région.
Le 30 août à 22h, Stakhanov entre dans la mine, accompagné de trois ouvriers : l’un doit charger le charbon dans le wagonnet, l’autre surélever le toit quand nécessaire, le dernier fera des allers et retours avec le poney qui tire le wagonnet. Le jeune homme est armé d’une perceuse minière de plus de quinze kilos. Au bout de six heures de travail ininterrompu, les quatre mineurs sortent triomphants : ils ont extrait quatorze fois plus de charbon que le quota fixé.
La propagande soviétique s’empare immédiatement de cet événement pour louer une nouvelle « aristocratie ouvrière ». La Pravda publie immédiatement un long article sur la méthode de Stakhanov, le « stakhanovisme ». Le régime soviétique en a besoin à la fois pour améliorer les rendements mais aussi pour offrir l’image de la réussite de la planification. Chaque jour la presse soviétique relève les performances des ouvriers lancés dans la course à l’amélioration du rendement.
Des usines métallurgiques aux fabriques de chaussures, en passant par les ateliers de tissage ou les puits de pétrole, les articles rendent compte des « exploits » des prolétaires soviétiques. Même dans l’agriculture, la récolte adopte un mode stakhanoviste. Le journal de centre-gauche L’Europe nouvelle revient sur ce mode d’héroïsation dans le jeune Etat bolchévique :
« Une jeune kolkhozienne, Marie Demtcheikh, est devenue en quelques jours aussi célèbre que Stakhanov. Pourquoi ?
Parce que, selon la promesse faite à Staline au Congrès des Kolkhoziens (février 1935), elle a pu récolter plus de 500 centers [un center est l’équivalent de 50 kg] de betteraves à sucre à l’hectare. Notons qu’elle est en Ukraine comme le mineur Stakhanov et qu’elle aussi a fait de nombreuses émules dans sa région. »
Le jeune mineur est invité à rencontrer Staline à Moscou pour les célébrations de l’anniversaire de la révolution au mois de novembre 1935. Grigory Ordjonikidze, le commissaire de l’Industrie lourde et les instances du Parti organisent dans la foulée un « Congrès des stakhanovistes » qui réunit 3 000 ouvriers adeptes de la nouvelle méthode.
« La tribune a été occupée tour à tour par des mineurs, des tourneurs, des forgerons, des mécaniciens, des cheminots, des tisseuses, des paysans et des paysannes venus de leur kolkhoze, des ingénieurs, des directeurs d’usines, etc.
L’honneur de prononcer le premier discours fut naturellement réservé au promoteur du mouvement, Alexis Stakhanov. »
Le discours de Staline à cette occasion, reproduit intégralement dans L’Humanité, entérine le stakhanovisme, évidemment porteur de joie et d’émancipation pour les travailleurs :
« Le mouvement stakhanoviste a eu avant tout pour base l'amélioration radicale de la situation matérielle des ouvriers. La vie est devenue meilleure, camarades, la vie est devenue plus joyeuse.
Quand on vit joyeusement, le travail marche bien, d'où, les normes élevées du rendement. D'où les héros et les héroïnes du travail. »
A l’autre bout de l’échiquier politique, Le Figaro se gausse de cette glorification paradoxale de l’effort individuel au pays des soviets :
« De ces compétitions, Moscou tire gloire. Des remarques désobligeantes soulignent l'ardeur des ouvriers bolchevistes et comparent leur rendement à celui des ouvriers français. Faudra-t-il donc que les ‘camarades’ de ce pays se plient un jour à pareil régime ? Mais alors, que deviennent les huit heures et ‘toutes les conquêtes du prolétariat’ ?
Il y a plus. La Russie marxiste n'a rien trouvé de mieux pour entretenir le zèle excité par Stakhanov que d'accorder des augmentations de salaires et des distinctions honorifiques aux ouvriers qui auront produit le plus. ‘Travaillez et vous gagnerez plus d'argent ; travaillez et vous recevrez des décorations’.
Mais alors, l'effort individuel a donc une valeur ? »
Porteur d’ « espoir et d’allégresse », le stakhanovisme devient une nouvelle norme de productivité en Union soviétique. Mais le système, basé sur des cadences infernales et une aliénation au travail, est évidemment loin d’être émancipateur. Au contraire, il désorganise le système de production et paupérise les ouvriers.
Selon le très droitier Ami du peuple, un an après l’exploit de Stakhanov (« Stachanow »), les objectifs fixés par le mouvement sont devenus beaucoup trop élevés pour une production quotidienne dans un contexte d’usure mécanique comme humaine.
« Les forfaits de ‘Stachanow’ étaient calculés trop élevés, ignorant de façon absolue les possibilités pratiques de leur application.
Ils n'ont pas pris en considération l’état technique de certaines fabriques, ni la préparation professionnelle de l’ouvrier. Il résulte que, pratiquement, les forfaits de ‘Stachanow’ ne peuvent être réalisés qu’au prix d’une forte usure des machines et des outils et de l'exploitation physique intensive de l’ouvrier.
Les hauts forfaits établis en vue d’un plus grand rendement de travail sont cause que l'ouvrier soviétique ne peut nullement atteindre le gain minimum dont il a besoin pour vivre, en raison de la mauvaise qualité des matières premières et secondaires et aussi de l'état défectueux des machines. »
Alexeï Stakhanov quitte la mine pour se consacrer à la propagande de sa « méthode ». Après une formation académique, l’ancien mineur entre au ministère de l'Industrie du charbon puis évolue à la tête de différents « combinats » (groupe d’entreprise d’un même domaine de production). Il mourra en 1977 d’une crise cardiaque.
La ville de Kadievka est rebaptisée Stakhanov en son honneur (avant de reprendre son ancien nom à la chute de l’Union soviétique). Le stakhanovisme est passé dans le langage comme un synonyme d’accroissement hors norme de la productivité.
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Pour en savoir plus :
Lewis H. Siegelbaum, Stakhanovism and the Politics of Productivity in the USSR, 1935-1941, Cambridge University Press, 1990
Eric Vigne, « Stakhanov, ce héros normatif », in : Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 01 1984, pp. 23-29, 1984