Belleville, 1860 : quartier rebelle
Les Parisiens du début du XIXe siècle venaient se divertir dans ses guinguettes et y célébrer Mardi Gras lors de la fameuse Descente de la Courtille. Mais Belleville, rattaché en 1860 à Paris, fut aussi le creuset des mouvements révolutionnaires qui ébranlèrent la capitale.
Quartier cosmopolite et divers, riche d’une histoire passionnément contestataire et d’une identité encore très marquée aujourd’hui, Belleville, dans le nord-est de Paris, a longtemps eu mauvaise réputation auprès des bourgeois du centre de la capitale.
Ses limites sont floues : au point de vue administratif, le quartier, situé dans le 20e arrondissement, est compris entre les rues de Belleville, Pixérécourt, de Ménilmontant, et du boulevard de Belleville. Mais beaucoup y ajoutent tout le quartier de Ménilmontant et du Père-Lachaise, voire du Faubourg du Temple et des Buttes Chaumont.
Avant son rattachement à Paris, Belleville était une commune indépendante dont la trace remonte au Moyen Âge. Site champêtre et paisible dominant Paris, on y a longtemps exploité de multiples sources souterraines, canalisées au moyen de bassins et d’aqueducs (aujourd’hui, la rue des Rigoles ou celle des Cascades rappellent cette ancienne activité).
Au XVIIIe siècle, des carrières de gypse y sont creusées à flanc de colline. En 1810, un rédacteur du Journal de Paris préconise d’ailleurs la construction de parapets autour de celles-ci, afin d’empêcher les promeneurs alcoolisés d’y chuter :
« Ces accidents sont très rares à Paris, parce que la police est toujours attentive à les prévenir ; il serait à désirer que la même prévoyance et la même attention s’étendissent jusqu’hors des murs de cette grande ville, surtout dans les lieux où le son des instruments, les jeux, la danse, le vin, les guinguettes, appellent le peuple dans ses moments de loisir, et lui font perdre souvent le sang-froid nécessaire à sa conservation. »
La recommandation n’est pas superflue : Belleville, à l’époque, est en effet réputée pour ses guinguettes, ses gargotes et ses bals. La raison : l’octroi, une taxe sur les marchandises, n’était pas perçu au-delà des frontières de Paris, ce qui favorisa la création de débits de boisson sur les « barrières » de la capitale, par-delà le mur des Fermiers Généraux. Au début du XIXe siècle, la commune est très prisée des ouvriers du Nord parisien grâce à des lieux comme le Cabaret Ramponeau, le Petit Bacchus, le Grand Vainqueur, la Fontaine de Ricey, les Barreaux verts ou la Taverne Desnoyer (au 8 de l’actuelle rue de Belleville).
Mais à la même époque, Belleville est surtout célèbre pour son Mardi Gras et son défilé carnavalesque : la Descente de la Courtille. Une fête gigantesque qui eut lieu chaque année entre 1822 et 1860 environ, et où tous les habitants de la capitale affluaient, le visage revêtu d’un masque.
En mars 1843, Le Globe livrait à ses lecteurs une description dantesque de cette fastueuse beuverie :
« Rien ne peut donner l’idée de l’aspect que présentent les salles de danse et les salles de buveurs ; les fenêtres, dont on a enlevé les croisées, regorgent de spectateurs avinés, fatigués, ivres, tous hurlant comme des bandes de démons en liesse ; la rue est remplie de masques outrageusement flétris ; les costumes brillants y abondent ; là se trouvent des Turcs dans toute leur gloire, des sultans et des califes ; là se rencontrent des Espagnols qui, pendant douze heures, ont successivement possédé toutes les richesses du nouveau monde. »
À partir de 1820, du fait de l’industrialisation naissante, les faubourgs ruraux de la capitale changent de physionomie. De multiples industries jugées trop insalubres pour Paris s’installent à Belleville, et avec elles de nombreux ouvriers. Les travaux d’Haussmann et la hausse des loyers parisiens vont accélérer cette arrivée massive. En 1859, avec 70 000 habitants, Belleville est la treizième commune de France.
C’est en 1860 que le mur d’enceinte tombe et que la ville est rattachée à Paris. Devenu quartier, Belleville s’étend à cheval sur le 19e et le 20e arrondissements : une volonté de Haussmann, qui souhaitait diviser cette zone un peu trop contestataire. Lors de la révolution de 1848, les ouvriers de Belleville avaient été parmi les premiers à se soulever. En 1869, en pleine fin de règne de Napoléon III, ils éliront Gambetta, farouche adversaire de l’Empereur.
En 1871, juste avant les événements de la Commune, le très éphémère journal républicain Paris-Belleville (il ne paraîtra qu’une semaine) évoque dans son premier numéro la stigmatisation dont sont alors victimes les Bellevillois.
« Citoyens de Belleville,
II y a bien longtemps que cette partie de Paris a été en quelque sorte stigmatisée, non seulement par la ville même, mais par la France, on pourrait dire presque par l’Europe [...]. On avait donc obligé les voleurs, les bandits, les gens tarés d’habiter ce malheureux Belleville ? Point... Belleville est un quartier charmant, commerçant et aussi honnête que le faubourg Saint-Germain ou un autre au choix.
Les habitants sont, pour la plupart, des rentiers, des artistes, des employés des grandes administrations, des travailleurs de tous les corps d’état [...], seulement... il y a un seulement, dans la rue principale, au bal Favié et aux Folies-Desnoyez les citoyens se réunissaient et avaient le tort immense aux yeux de l’Empire (pardon !) de faire leur profession de foi républicaine. »
La Commune de Paris verra Belleville se soulever et les insurgés couvrir le quartier de barricades. Plus que dans tout autre partie de la capitale, c’est sur cette colline que souffle l’esprit révolutionnaire. C’est à Belleville que se tiendront les tout derniers combats de l’insurrection - plus précisément dans les allées du cimetière du Père-Lachaise.
Le quartier reçoit désormais le surnom de « Mont Aventin » (une colline de Rome où la plèbe se retirait alors qu’elle luttait pour la reconnaissance de ses droits). Une revue du même nom, dédiée aux arrondissements du nord-est de la capitale, commente en juillet 1881 les transformations urbanistiques du quartier, qui connaît alors une véritable explosion démographique :
« La transformation de Paris, l’immense accroissement de sa population ont fait naître un Belleville nouveau.
Les deux grandes ruches ouvrières du faubourg du Temple et du faubourg Saint-Antoine se sont prolongées jusqu’au-delà des anciens boulevards extérieurs, et Belleville, tout en conservant encore un cachet de tranquillité bourgeoise dans plusieurs de ses quartiers et bien qu’il n’ait pas encore perdu toutes ses maisonnettes riantes, ni tous ses lilas, a changé d’aspect, il est devenu un des centres laborieux de Paris. »
Cet accroissement de la population a un coût : taudis et bidonvilles s’agglomèrent dans le Belleville miséreux de la fin du XIXe siècle. Pour lutter contre l’indigence des ouvriers, des initiatives sont prises, comme en 1877 la création de la coopérative ouvrière la Bellevilloise par des ouvriers mécaniciens et des cordonniers inspirés par le proudhonisme.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour améliorer les conditions de logement des Bellevillois, on construit des HBM (habitations à bon marché), dont les briques rouges ou jaunes sont encore très présentes dans les arrondissements périphériques de Paris. À partir des années 1920, des immigrés s’installent dans le quartier : Grecs, Espagnols, Italiens, Arméniens, Juifs polonais, souvent réduits à la pauvreté.
C’est aussi dans le 20e arrondissement que grandissent deux immenses stars de la chanson française : Maurice Chevalier et Edith Piaf, qui populariseront tous les deux le quartier.
En 1934, la revue communiste Regards s’intéresse aux habitants de la « colline rouge » de l’Est parisien. Le portrait fait par l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg est déchirant :
« Le quartier des sans-le-sou de Paris s'appelle Belleville. Il ressemble à une pelote de rues enchevêtrées que ne saurait débrouiller ni un piéton ni un dessinateur. Ces rues sont dotées de noms parfumés : "Rue des Acacias, rue des Amandiers, rue des Églantiers". Elles sentent l'humidité, la suie, les ordures [...].
Forcément, la vie en déborde comme d'un baquet trop plein. Avec l'eau de lessive coulent les jurons et les larmes [...].
Les petites chambres grouillent de punaises et d'enfants : odeurs de cuisine, langes, la propriétaire avec une voix de basse, et le terme pas payé, la vie dans l'attente du jour de paye avec l'accompagnement des engueulades des voisins, des gémissements du garçon d'hôtel qui souffre d'une fluxion à la joue et du vague à l'âme, des hurlements de sirènes à l'aube ; c'est l'heure, au travail ! »
En 1938, Regards est de retour dans le quartier, à la rencontre de ses derniers paysans - ultime survivance du passé champêtre de Belleville.
Après-guerre, Belleville connaît de nouvelles vagues d’immigration (exilés d’Afrique du Nord dans les années 1960, puis Chinois dans les années 1970). Sa physionomie change encore avec la rénovation des îlots insalubres et la construction de tours et de barres HLM.
Longtemps l’un des derniers centres populaires de Paris, Belleville est désormais en proie à un processus partiel de gentrification, les ouvriers ayant laissé la place à la classe moyenne dans plusieurs franges du quartier. Mais si le passé rural et ouvrier des lieux semble aujourd’hui lointain, de nombreux ateliers, passages et ruelles en portent toujours l’empreinte.
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Pour en savoir plus :
Gérard Jacquemet, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, Éditions de l’EHESS, 1984
Agnès Deboulet, Roselyne de Villanova (dir.), Belleville, un quartier populaire entre mythe et réalité, Créaphis, 2011
Laetitia Bonnefoy, Le 20e arrondissement, itinéraires d’histoire et d’architecture, Action artistique de la ville de Paris, 2000